Une pénurie d'énergie risque-t-elle de frapper l'Europe ? Alors que la guerre s'intensifie en Ukraine, force est de constater que les Vingt-Sept craignent des représailles russes sur le gaz, après les lourdes sanctions qu'ils ont imposées à Moscou. En Allemagne, où plus de la moitié des importations de gaz reposent sur le pays de Vladimir Poutine, le régulateur se prépare d'ores et déjà à un éventuel rationnement énergétique l'hiver prochain. Et a invité cette semaine les groupes industriels à définir leurs besoins, dans l'optique de devoir en contrôler la consommation.
Pour ne pas en arriver là, l'Union européenne affiche une nouvelle priorité : celle d'enterrer une bonne fois pour toute la dépendance des Etats membres à la Russie en matière d'hydrocarbures.
Mais l'UE se refuse pour autant toujours à couper d'elle-même le robinet, malgré les appels pressants, notamment de la Pologne, à cesser toute transaction. De fait, Moscou continue d'approvisionner abondamment en hydrocarbures le Vieux continent, qui lui a fourni en échange près de 17 milliards d'euros depuis le début du conflit en Ukraine, le 24 février dernier. Selon les dernières estimations du centre de réflexion européen Bruegel, qui s'appuie sur les chiffres du Réseau européen des gestionnaires de réseau de transport de gaz (Enstog), la Russie a ainsi vendu plus de 2.600 millions de mètres cubes de gaz à l'UE la semaine dernière, contre 1.700 millions « seulement » lors des sept premiers jours de janvier. Et alors même que le projet de gazoduc Nord Stream 2 a été suspendu, son jumeau Nord Stream 1 (qui évite l'Ukraine en passant par la Baltique) fonctionnait tout autant que l'an dernier à la même période, avec plus de 170 millions de mètres cubes acheminés quotidiennement.
Plus surprenant : le transit par l'Ukraine a quant à lui augmenté depuis le début de la guerre, passant de 600 millions de m3 environ par semaine en mars 2021 à une moyenne de 650 millions actuellement. Ainsi, alors qu'il ne dépassait pas les 35 millions de m3 de gaz le 22 février, il flirte autour des 90 millions par jour depuis le 25 février.
La course est lancée dans le GNL
Pourtant, dans le même temps, l'Europe entière s'est tournée vers d'autres fournisseurs, de la Norvège à l'Algérie, en passant par les Pays-Bas et les Etats-Unis. Résultat : la semaine dernière, jamais l'UE n'avait importé autant de gaz, avec près de 10.000 millions de m3 amenés sur le territoire, contre 8.500 environ au même moment en 2021, et 9.000 au maximum sur la période 2015-2020.
Et pour cause, les importations de gaz naturel liquéfié (GNL) ont explosé pour atteindre près de 3.500 millions de m3 en une semaine début mars, et devraient tripler notamment en provenance des Etats-Unis, selon les prévisions de Gas Vista. Transporté par navire sous forme liquide, avant d'être regazéifié sur place dans des terminaux méthaniers, le GNL présente en effet l'avantage de pouvoir provenir de partout dans le monde plutôt que de circuler dans des tuyaux.
L'administration Biden a ainsi donné un coup de pouce potentiel à l'Europe et à l'industrie gazière mercredi dernier, en permettant à deux terminaux de liquéfaction de Cheniere LNG d'augmenter le nombre de pays auxquels Washington peut vendre son gaz, auparavant limités à ceux ayant signé des accords de libre-échange (dont le Canada, le Mexique, l'Australie et plus d'une douzaine d'autres en Asie, au Moyen-Orient, en Amérique centrale et du Sud, ou vers d'autres destinations dont la Chine). La machine s'est aussi mise en route de l'autre côté de l'Atlantique : l'Allemagne a annoncé il y a quelques jours son intention de mettre rapidement sur pied deux terminaux, de regazéification cette fois-ci, afin de réceptionner le GNL arrivé par bateaux, et la signature de plusieurs accords sur le sujet, notamment avec le Qatar.
« C'est la question de premier ordre : construire des terminaux et obtenir des contrats indépendants de la Russie », a ainsi déclaré la semaine dernière le principal conseiller économique du chancelier allemand Olaf Scholz, Jörg Kukies.
Le gouvernement français et Engie projettent d'ailleurs également l'installation d'un nouveau terminal flottant au Havre, en plus des quatre dont l'Hexagone dispose déjà.
Achats groupés de gaz
Consciente des goulots d'étranglement dans le GNL, dont le marché mondial risque d'être mis à rude épreuve avec l'explosion de la demande, l'UE entend aussi agir ce concert pour en faciliter l'accès à ses États membres. Ainsi, le projet de déclaration finale du Conseil européen, qui se tiendra demain et après-demain à Bruxelles, prévoit un engagement pour l'achat en commun de gaz entre pays européens, sur une base volontaire. Une manière d'en faire baisser le prix, en leur conférant un pouvoir de négociation plus fort face aux fournisseurs, qui vendent généralement aux plus offrants. L'exécutif européen pourrait même aller plus loin, puisqu'il « réfléchit à un plafonnement des prix du gaz et de l'électricité », a indiqué ce mardi Maros Sefcovic, vice-président de la Commission européenne.
Autre mesure qui devrait être proposée dès cette semaine : l'adoption d'une règle imposant le remplissage de 90% avant chaque période hivernale des réserves de gaz des vingt pays européens qui en disposent. Et pour cause, le stockage reste un sujet majeur, puisqu'en palliant la saisonnalité de la demande, il fournit 25 à 30% du gaz consommé en hiver. Et constitue par là-même un tampon en cas de rupture d'approvisionnement.
Ce point est d'autant plus critique que selon l'institut Bruegel, la suspension des importations russes empêcherait l'Europe de remplir suffisamment ses réservoirs avant l'hiver prochain et forcerait une réduction de 10 à 15 % de la consommation d'énergie, via un rationnement imposé aux populations. L'entreprise russe Gazprom, qui opère en Allemagne, aux Pays-Bas et dans d'autres pays de l'UE des installations de stockage, est d'ailleurs soupçonnée de les avoir délibérément maintenues à un faible niveau pendant l'été qui a précédé l'invasion de l'Ukraine, afin de faire grimper les prix.