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À Courchevel, pour la jet-set russe, la fête est finie
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À Courchevel, pour la jet-set russe, la fête est finie

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La jet-set russo-ukrainienne annule ses fêtes privées à Courchevel. Des oligarques prolongent leur séjour dans la station. Des employés ukrainiens souffrent de servir les clients russes. Des habitants font preuve de solidarité. Enquête.

Courchevel, le 6 janvier 2022. Une foule composée de jet-setteurs, de familles aisées avec leurs enfants, de saisonniers russes et ukrainiens se presse dans la procession aux flambeaux, boit un chocolat chaud et, en fin de journée, admire le feu d'artifice tiré pour l'occasion. L'atmosphère est gaie. Les perspectives, heureuses. La fin de la pandémie se profile et les gérants de restaurants se réjouissent de la suppression des normes sanitaires. A Courchevel, les Russes constituent 7% des touristes et une manne financière conséquente. Depuis les années 1990, cette clientèle à fort pouvoir d'achat est familière aux commerçants et salariés du centre-ville.

« Personne n'aurait imaginé se trouver quelques jours plus tard sidéré, devant son écran de télévision, à regarder les images de l'invasion de l'Ukraine par Vladimir Poutine », soupire Yvan*, moniteur de ski dans la station depuis une vingtaine d'années. Sous le choc, l'homme cherche ses mots pour retranscrire sa pensée : « A la télévision, les familles que nous voyons fuir ressemblent à celles que nous voyons skier et festoyer dans les rues de Courchevel ​​​​​​ ». Ainsi, lorsqu'on lui demande de raconter le quotidien de la station, le moniteur de ski se tait, dans un silence pudique. Et il résume : « Plus personne, ici, n'a envie de faire la fête ».

Payer en Bitcoins

Ainsi, deux mois après le Noël russe, la fête de la femme, le 8 mars 2022, a été marquée par le poids du conflit. De fait, dans la station, la plupart des clients russophones sont binationaux. Madame est ukrainienne, monsieur est russe ou vice-versa. La fête de la femme – une journée importante pour les russophones – n'a pas été honorée de la même façon. « D'habitude, les jet-setteurs russophones multiplient les privatisations de restaurants hauts-de-gamme. Ils viennent avec leurs Djs, dépensent 10 000 à 100 000 euros par personne et passent la nuit sur le dance-floor », raconte Yoann*, un saisonnier du monde de la nuit de Courchevel.

Dans les prestigieux chalets loués à la semaine, les fêtes privées avec personnel de maison et feux d'artifice n'ont également pas été à l'agenda cette année. Ce 8 mars, les hommes ont opté pour la discrétion. Ils se sont contentés d'achats de bijoux, d'imposants bouquets de fleurs et se sont déplacés chez le traiteur. Dans son commerce de bouche haut de gamme, Eric* les a vus venir les uns après les autres. Pour la première fois cette année, ils ont tiqué au moment du paiement. Souvent, ils ont demandé à régler leur facture en Bitcoin. « Je leur ai promis que je développerai prochainement ce moyen de paiement, argue le commerçant. Ils sont embêtés par les restrictions de l'Union européenne. Mais cela ne les empêche pas de trouver d'autres moyens. Ils ont des comptes bancaires partout ».

La sobriété occidentale

Avant de sortir de la boutique – avec des plats de lentilles, de caviar et des bouteilles, dont les montants s'élèvent à plusieurs zéros – millionaires ou milliardaires se sont attardés. Ils ont fait un brin de causette. Ils ont voulu parler de la situation politique : « Ils ne comprennent pas la décision de Vladimir Poutine. Ils disent qu’il décide seul, justifie Eric*. Nos sources décrivent ces grosses fortunes comme des personnes européanisées, qui adhèrent aux valeurs occidentales. Les Russes bling bling qui parcouraient la ville en manteaux de fourrure et sac Louis Vuitton en 1990 ont disparu. Vingt ans plus tard, ces grosses fortunes ont adopté la sobriété occidentale. « Aujourd’hui, ce sont les Chinois et les Brésiliens qui achètent tout et n’importe quoi, pas les Russes », argue Yoann, le saisonnier qui travaille dans les restaurants.

Des oligarques russes prolongent leur séjour

Les quelques oligarques russes qui possèdent des chalets sur place prolongent leur séjour – mais aucune information ne filtre sur d'éventuelles installations à l'année à Courchevel. Ceux qui ont loué pour l'occasion des chalets haut de gamme s'apprêtent à s'envoler vers Dubaï ou Ibiza. Ceux-là ont leur propre jet privé. « Ils arriveront à décoller », assure Julia*, gérante de chalets de prestige, dont les clients plient leurs bagages.

Émilie, employée d'Alpine airlines – l'entreprise de location de jets privés de Courchevel – observe en revanche que « l'espace aérien est fermé pour les clients russes. J'ai dû leur envoyer un message pour annuler leur vol pour Paris ou Zurich », argue-t-elle – pour une location, les prix s'élèvent jusqu'à 10 000 euros… Dans les grands hôtels, tels que Les Airelles, les annulations s'enchaînent. Les familles aisées, qui viennent régulièrement dans la station renoncent à leur séjour.

La douleur des employés ukrainiens

À Courchevel, la population russe diffère selon sa classe sociale. Outre les oligarques, les jet-setteurs et les familles aisées, Courchevel compte une population d'employés et de saisonniers ukrainiens. Pour ces derniers, la situation est douloureuse : « A Courchevel, beaucoup de ces salariés ne parviennent pas à servir les clients russes. Ils demandent à éviter cette clientèle qui constitue l'ennemi », nous rapporte Ela*, une employée de chalet de prestige. D'autres encore, agissent pour aider leurs proches. « Une des vendeuses d’un magasin très haut de gamme est ukrainienne et a fait un aller-retour pour aller chercher sa mère », rapporte Eric*.

Un élan de solidarité

Au pied des pistes de Courchevel, Yvan, le moniteur de ski, ne voit plus de Russes sur les pistes. Au niveau des remontées mécaniques, les employés de la Société des trois-vallées de Courchevel (S3V), solidaires des Ukrainiens, ont décidé d'organiser une collecte pour l'Ukraine. « Les 500 salariés ont rempli deux estafettes d'affaires chaudes et une dizaine d'entre eux a conduit toute la nuit pour les déposer à l'ambassade de France en Ukraine », raconte le président des volontaires de Courchevel – une association locale. Une nouvelle facette, plus humble, de la station huppée.

* Pour des raisons de confidentialité et à la demande des intéressés, tous les prénoms ont été changés

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne