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Eric Naulleau : "Virginie Despentes ou les poupées russes de l’imposture"
Virignie Despentes vient de commettre "Cher connard".
SIPA / Isabelle Harsin

Eric Naulleau : "Virginie Despentes ou les poupées russes de l’imposture"

Auteur(e) bidon

Par Eric Naulleau

Publié le

Ce serait, selon le refrain repris en chœur par quelques médias soucieux d'être dans le bon tempo, « le grand événement littéraire de la rentrée ». Ah vraiment ? Vous l'avez lu ? Pas encore ? Notre chroniqueur Eric Naulleau, lui, n'a écouté que son courage et s'est ingurgité les 352 pages de l'indigeste et paresseux « Cher connard ».

La première imposture, de loin la moins originale tant elle signe l’époque, rime avec posture – celle d’une rebelle en carton qui coche dans la réalité toutes les cases de la notabilité : ancienne jurée du prix Femina, du prix Goncourt, lauréate du prix Renaudot, auteure représentée par le plus puissant agent du milieu artistique, romancière adaptée sous forme de série par Canal +, réalisatrice de films calamiteux mais soutenus par la commission d’avance sur recettes du CNC dont elle devint membre par la suite, etc. La rebelle est en vérité une rentière qui mange sa soupe à toutes les meilleures tables.

Insérée comme il se doit dans la précédente, la deuxième imposture se confond avec l’arnaque intellectuelle de l’islamo-gauchisme dont l’une des obsessions idéologiques est de faire passer les bourreaux pour des victimes – et réciproquement. Toute anthologie de l’indignité littéraire doit ainsi inclure le chant d’amour que lui inspirèrent les frères Kouachi après l’attentat contre la rédaction de Charlie : « Et j’ai été aussi les gars qui entrent avec leurs armes. Ceux qui venaient de s’acheter une kalachnikov au marché noir et avaient décidé, à leur façon, la seule qui leur soit accessible, de mourir debout plutôt que vivre à genoux. J’ai aimé aussi ceux-là qui ont fait lever leurs victimes en leur demandant de décliner leur identité avant de viser au visage. (…) Je les ai aimés dans leur maladresse – quand je les ai vus armes à la main semer la terreur en hurlant "on a vengé le Prophète" et ne pas trouver le ton juste pour le dire. » On voit mal quelle définition conviendrait mieux au passage cité que celle d’apologie du terrorisme. L’ébriété lyrique, pas davantage que l’ébriété tout court, ne saurait tout excuser.

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Troisième imposture, on se rapproche, la présentation de son nouveau roman comme « l’évènement de la rentrée ». Slogan publicitaire autant que prophétie auto-réalisatrice, l’une et l’autre totalement déconnectés du jugement critique – lequel supposerait pour un professionnel de la recension d’avoir lu le presque demi-millier de livres arrivés en quelques jours sur les tables des libraires. Jamais la rentrée littéraire, exception française entre toutes, n’a autant évoqué un film dont les vedettes sont désignées d’avance sur fond de la masse des figurants.

Chialer comme une madeleine

Quatrième imposture, nous y sommes, au motif que les personnages y échangent des messages, nous aurions affaire avec Cher connard aux nouvelles Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos. Sous prétexte que le personnage masculin rentre un jour chez lui après une promenade dans Paris, ne pourrait-on aussi y voir une version moderne de L’Odyssée ? Et cette phrase trouvée en page 167 : « J’ai pensé à toi qui me racontais que tu chialais comme une madeleine à chaque réunion», ne contient-elle pas une évidente référence proustienne (en plus d’indiscutables similitudes de style), ne signale-t-elle pas un remake d’A la recherche du temps perdu ?

Considérons le texte de plus près, de quoi s’agit-il ici au juste ? Rebecca Latté, grande star du cinéma sur le déclin, s’embrouille par mails interposés avec Oscar Jayack, auteur de romans policiers à succès, au moment où celui-ci vient de se faire « MeTooïser » pour harcèlement sexuel par Zoé Katana, son ancienne attachée de presse. Intrigue à propos de laquelle l’adjectif « diabolique » paraîtrait sans doute exagéré, mais qui fournit du moins l’opportunité de longs développements sur le féminisme, la guerre des sexes, le patriarcat et autres sujets dont retentit chaque jour la grosse caisse des gazettes.

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L'avocate de la défonce

On a connu, au siècle dernier, des romans à thèse moins lourdingues dans l’exposé de leurs convictions. Selon des modalités à peines différentes des interventions médiatiques, le féminisme ne dévie dans ces pages d’une ligne dure, revancharde, vindicative, que pour des tirades maternalistes d’où il ressort que les hommes sont autant de grands enfants à rééduquer. On entend parfois s’élever la vilaine ritournelle d’une souhaitable punition collective : « Je t’entends. Je comprends. Ca vous est tombé dessus comme une sale surprise. Vous allez vous habituer. » La référence au SCUM Manifesto de Valerie Solanas, pamphlet féministe qui appelle à l’élimination physique de l’autre sexe, apparaît d’ailleurs sans surprise au quart du livre (et vient le conclure ou presque).

Comme si cela ne suffisait pas, Virginie Despentes pose à l’ancienne combattante de la drogue, au vétéran de la dope comme il en est de l’Indochine ou de l’Irak, ce qui vaut au lecteur accablé d’interminables plaidoiries de Rebecca, l’avocate de la défonce : « J’ai gardé de ma jeunesse à la blanche un grand mépris envers les gens qui usent de drogues légales, alcools ou somnifères, autant que pour ceux qui aiment les drogues douces. Comme les chats doivent un peu mépriser les chiens quand ils les regardent chercher la caresse humaine. »

Assoupissement (fréquent) du lecteur

L’irruption du Covid dans le quotidien des protagonistes est l’occasion d’un mélange de fulgurances inouïes (« Ce qui me fascine le plus, c’est la rapidité avec laquelle on change, la plasticité de nos réalités ») et de statistiques comparées entre les victimes de l’épidémie et les victimes d’accident de voiture. Du remplissage naît l’ennui. Et dans la mesure où tous les personnages s’expriment de la même façon, le moindre assoupissement (assez fréquent) du critique est sanctionné par l’obligation au réveil de retouner quelques pages en arrière pour savoir qui tient le crachoir virtuel.

Il serait presque décevant que l’ensemble ne comportât point une défense du délinquant, le dealer de shit par exemple : « Il rend service à la communauté, il est utile et ne fait de tort à personne. Et il sert à blanchir l’argent de l’actionnaire puissant, qui lui ne sert à rien et bousille les communautés. Aux uns les honneurs, aux autres la prison. » Qui peut le plus (les Kouachi), peut le moins (les trafiquants).

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Bouillie textuelle de grande consommation

Le plus déplaisant de l’affaire tient moins à un roman désincarné, plus proche de l’exposé théorique que de l’œuvre d’imagination, peuplé d’ectoplasmes plus que d’êtres vivants ou vivables, qu’à une habileté qui consiste à malaxer tous les thèmes du moment pour en faire une bouillie textuelle de grande consommation. Sans oublier de terminer par une note apaisée, histoire de ne pas désespérer Saint-Germain-des-Prés et les libraires.

A la différence des Liaisons dangereuses, le registre épistolaire s’avachit ici dans une langue informe, que l’on regarde couler comme un filet d’eau tiède ou qu’on subit comme un écoulement nasal par gros rhume. Rebecca fait à un moment remarquer que « L’héroïne par rapport au crack, c’était comme la littérature par rapport à Twitter – une tout autre histoire. » Sur les mérites comparés des drogues, on ne saurait dire, faute d’expérience en la matière. Mais une fois tournée la dernière page de Cher Connard, aucun doute, ce qu’on vient de lire est bien plus proche d’une fastidieuse compilation de tweets que de la littérature.

Cher connard de Virginie Despentes, Grasset, 352 p. 22 €

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne