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Salman Rushdie poignardé : 33 ans avant, le double meurtre de la Grande Mosquée de Bruxelles
En 1989, un imam et un bibliothécaire ont été assassinés à la Grande Mosquée de Bruxelles.
HATIM KAGHAT / BELGA MAG / Belga via AFP

Salman Rushdie poignardé : 33 ans avant, le double meurtre de la Grande Mosquée de Bruxelles

L'œil de Marianneke

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À l’heure où la tentative d’assassinat de Salman Rushdie par un extrémiste chiite est au centre de l’actualité, qui se souvient du double meurtre de la Grande Mosquée de Bruxelles, le 29 mars 1989 ? Le rappel de notre chroniqueuse belge Nadia Geerts.

Le 29 mars 1989, l’imam Abdullah al-Ahdal, directeur du Centre islamique et culturel de Bruxelles, et le bibliothécaire du Centre, Salm el Bahri, sont assassinés dans le bureau de l’imam, d’une balle dans la nuque pour l’un, dans la tempe pour l’autre. Coïncidence ? Moins d’une heure avant cet assassinat, les deux hommes participaient à une réunion d’importance, consacrée à la fatwa lancée par l’ayatollah Khomeiny contre Salman Rushdie.

Plusieurs responsables du Centre islamique estimaient en effet qu’il fallait soutenir cette fatwa. Parmi eux, un certain « docteur imam » : Sayyed Mohammed Saghir, qui s’est ensuite illustré en enlevant ses trois enfants en 1995 – un rapt parental pour lequel il a été condamné par la justice belge – et en publiant ensuite depuis le Maroc un brûlot intégriste, Jamais sans l’islam de mes enfants, dans lequel il se déclare favorable à la répudiation et à la polygamie et étale son antisémitisme, entre autres positions déplorant que des parents laissent « leurs enfants pendant la période décisive de leur enfance entre les mains de sionistes déguisés en chrétiens égarés et de laïcs pervers qui façonnaient leur mentalité (..) ».

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Or, Saghir était encore conseiller pédagogique auprès de la Grande Mosquée du Cinquantenaire quelques jours avant le double assassinat. Et il fut d’ailleurs longtemps suspecté d’en être l’auteur, même si, dès le 31 mars 1989, c’est l’Organisation des soldats du droit, proche de Téhéran, qui revendiquait l’assassinat. Mais nul n’a jamais pu identifier les membres de ce groupe, ni même en confirmer l’existence.

En février 2008, c’est finalement Abdelkader Belliraj qui, interrogé par les services marocains, avouait ce double assassinat, ainsi que quatre autres commis entre 1986 et 1989 : celui du médecin Joseph Wybran, par ailleurs président du CCOJB (la coupole des organisations juives de Belgique), celui d’un épicier belgo-marocain d’origine juive, celui d’un homosexuel juif et celui d’un employé de l’ambassade d’Arabie saoudite. Belliraj prétendit avoir agi pour le compte de l’organisation terroriste Abou Nidal, avant de revenir sur ces aveux en affirmant qu’ils avaient été obtenus sous la torture. Belliraj, qui fut recruté en 2000 par la Sûreté de l’État, entretenait également des contacts avec des réseaux terroristes, notamment avec Oussama Ben Laden, jusqu’à une semaine avant les attentats du 11 septembre 2001. Il fut condamné à perpétuité en 2009 par la justice marocaine, avant de bénéficier en juillet 2022 d’une grâce royale, sous forme d’une réduction de peine.

Une fatwa loin de faire l'unanimité en Belgique

Ce que nous apprend ce coup d’œil dans le rétroviseur, c’est qu’en 1989 déjà, la fatwa contre Salman Rushdie ne faisait pas l’unanimité contre elle, tant s’en faut, y compris dans les milieux islamiques belges. L’imam avait même reçu des menaces de mort suite à ses déclarations publiques relatives aux Versets sataniques. Pourtant, Abdullah al-Ahdal n’avait pas mâché ses mots pour condamner Salman Rushdie : « Je n'ai pas peur que ce livre ait une influence néfaste sur les lecteurs musulmans. Au contraire, on saura à quel point de bassesse et de pourriture cet auteur est tombé » déclarait-il dans une interview au Soir illustré le 2 mars 1989. Il s’était même prononcé pour la comparution de Rushdie devant un tribunal islamique : « L'accusé devrait être jugé, [avoir la possibilité de] se défendre, et il faudrait lui demander de se repentir. »

La lecture de la presse de l’époque achève d’illustrer les ravages produits par le radicalisme islamique au sein de la population musulmane de Belgique. Ainsi, un commerçant refuse de commenter le crime, au motif qu' « on ne veut pas d'ennuis avec ceux qui ont fait cela », et un étudiant refuse d’attribuer cet acte à l’intégrisme, envisageant la possibilité d’une « provocation sioniste » avant de suggérer qu’après tout, l’imam ne l’a peut-être pas volé : « Il n'a pas eu le courage de condamner ce torchon. Qui sème le vent récolte la tempête...».

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L’affaire étant prescrite depuis 2020, on ne saura sans doute jamais qui tenait l’arme qui a tué l’imam Abdullah al-Ahdal et son collègue Salm el Bahri. Mais on sait depuis 33 ans que l’idéologie islamiste est bien présente, et que pour un assassin, il y a sans doute des milliers de voix qui applaudissent, approuvent, minimisent ou excusent le crime. Sans même parler de tous ceux qui refusent de le nommer.

En 1989 déjà, tous les ingrédients de l’islamisme étaient présents sur le sol belge, et l’on ne mesurera sans doute jamais l’étendue des dégâts commis par l’organisation calamiteuse de l’islam de Belgique, particulièrement autour de la Grande Mosquée du Cinquantenaire, où un conseiller pédagogique applaudissait à une fatwa de mort contre un écrivain, et où un imam qui qualifiait les écrits de ce dernier de « pourriture » était assassiné parce que trop modéré. En mai 1986, l’imam Abdullah Abdel avait déclaré au quotidien le Soir : « Si je réussis, il n'y aura plus un seul intégriste musulman en Belgique dans cinq ans. » De toute évidence, il a échoué. Même selon sa propre définition de l’intégrisme…

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne