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Patrick Weil en avril 2022.
Patrick Weil en avril 2022.
Pablo Porlan / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Patrick Weil : "Sur les abayas, il est positif que le ministre ait pris ses responsabilités"

Entretien

Propos recueillis par

Publié le

L’universitaire Patrick Weil analyse la décision de Gabriel Attal d’interdire le port d’abayas et de qamis à l’école. « Il était extrêmement difficile pour les chefs d’établissement de décider seuls à ce propos », estime le politologue.

C’est une voix reconnue sur les questions de laïcité. Auteur de l'essai De la laïcité en France*, ancien membre de la Commission Stasi à l'origine de la loi de 2004 sur les signes religieux ostensibles à l’école, Patrick Weil réagit pour Marianne à la décision de Gabriel Attal ce 27 août d’interdire les abayas et qamis à l’école . Le politologue salue la décision du ministre de l’Éducation nationale de « ne pas se défausser sur les chefs d’établissement » mais estime qu'il devra en préciser « les modalités d’application ». Entretien.

Marianne : Gabriel Attal a décidé d'établir une consigne nationale concernant les abayas et les qamis, quand les textes émis par Pap Ndiaye préféraient plutôt donner des « éléments d’appréciation » aux chefs d’établissement pour déterminer leur caractère ostensiblement religieux ou non. Que pensez-vous de ce changement de ton ?

Patrick Weil : Je pense qu’il est positif que le ministre ait pris ses responsabilités et ne se soit pas défaussé sur les chefs d’établissement dans un domaine aussi complexe du point de vue juridique, social et politique. Il était extrêmement difficile pour les chefs d’établissement de décider seuls à ce propos, les conséquences allaient au-delà de leur compétence et de leur propre établissement.

« Pour que les jeunes comprennent la laïcité, il faut qu'elle soit bien enseignée à l’école. »

Reprenons les différents points avancés par Gabriel Attal. Le ministre a estimé sur TF1 que la laïcité dans le cadre scolaire suppose que « quand vous rentrez dans une salle de classe, vous ne devez pas être capable de distinguer ou d’identifier la religion des élèves en les regardant ». Cette approche vous paraît-elle correcte ?

Non, le ministre s’est trompé. Il devrait lire la loi de 2004 et les explications qui en ont été données à l’époque. Au moment de la discussion sur le texte, certains parlementaires voulaient interdire l’ensemble des signes religieux à l’école, même ceux discrets mais visibles. Dans un texte pour Libération cosigné avec Marceau Long, ancien vice-président du Conseil d’État et membre de la commission Stasi, nous expliquions qu’il fallait que les règlements intérieurs des établissements scolaires prennent la précaution d’extraire de l’interdiction les signes discrets, comme les petites croix, les étoiles de David ou les mains de Fatma.

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En droit, l’interdiction des signes visibles pose un problème de conformité par rapport à la Convention européenne des droits de l’homme. Selon celle-ci toute limitation à la liberté de manifester sa religion doit être nécessaire et proportionnée. Le terme ostensible n’a donc pas été choisi par hasard. Il désigne l’ensemble des signes non discrets, qui ne peuvent pas, au gré des circonstances ou des vêtements mis par-dessus, être soit visibles soit non visibles. Ils ne peuvent pas être cachés. Le ministre se doit de bien expliquer la loi.

Vous relevez d’ailleurs une erreur dans la circulaire d’application de la loi par l’Éducation nationale en 2004 .

Oui. La circulaire d’application doit être changée. La loi interdit les signes et tenues qui manifestent ostensiblement une appartenance religieuse. La circulaire indique que les tenues et les signes concernés « sont ceux dont le port conduit à se faire immédiatement reconnaître par son appartenance religieuse ». Or, le terme « immédiatement » n’est pas dans la loi. Il n’est pas équivalent à ostensible. Une jupe longue peut ne pas être immédiatement reconnaissable comme un signe religieux mais tout de même revêtir un caractère ostensiblement religieux.

Qu’en est-il des abayas et des qamis, que Gabriel Attal a décidé d’interdire ? Rentrent-ils dans les tenues et les signes visés par la loi de 2004 ?

D’abord, ce sont évidemment des tenues ostensibles. Il s’agit ensuite de savoir si elles ont un caractère religieux. C’est une question débattue depuis plusieurs mois. Pap Ndiaye n’avait d’ailleurs pas exclu qu’elles puissent avoir un caractère religieux. L’actuel ministre a tranché, sa décision clarifie les choses pour les chefs d'établissement. Cette interdiction sera probablement soumise à un examen du Conseil d'État voire de la Cour européenne des droits de l’homme. Nous ne sommes qu’au début du processus.

Le Conseil Français du Culte Musulman (CFCM) a estimé que l’abaya n’est pas une tenue religieuse. Cette prise de position doit-elle être considérée ?

La prise de position du CFCM est tout à fait respectable mais elle n’emporte pas la décision des pouvoirs publics ou d’un juge dans une République laïque. De nouvelles religions ou de nouvelles interprétations d'anciennes religions qui sont jugées non conformes par des autorités religieuses officielles peuvent apparaître. Ce n’est pas parce qu’une tenue n’est pas conforme au Coran qu’elle n’est pas religieuse. Le burkini n’était pas prévu dans le Coran, les vêtements portés par les juifs orthodoxes Loubavitch ne sont pas non plus obligatoires selon la pratique traditionnelle mais on ne dira pas pour autant que ces tenues ne sont pas religieuses. C’est le juge qui va déterminer ce qui est religieux ou pas.

Gabriel Attal prévoit donc de nommer explicitement dans une note de service les abayas et qamis comme étant interdits. Est-il nécessaire de nommer dans des textes chaque vêtement susceptible de porter atteinte à la loi de 2004 ? Après l’abaya ne risque-t-il pas d’y en avoir un autre et cela de mener à une liste sans fin ?

La circulaire d’application de la loi laissait entendre qu’on pourrait l’élargir à d’autres vêtements. La loi est large car cela permet des interprétations. Il y a une décision d’un ministre qui sera ensuite probablement soumise à un juge. C’est le processus normal dans un État de droit.

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Faut-il donner une définition précise de l’abaya, notamment pour la distinguer d’une robe longue ? « Aucun chef d'établissement ne m’a demandé de définir ce qu’est une abaya, ils savent très bien ce que c’est » a répondu pour sa part Gabriel Attal.

Je pense qu’il y a d’abord le fait que le vêtement soit porté de manière permanente. En 2007, le Conseil d’État avait par exemple jugé que le bandana couvrant les cheveux d’une jeune fille, porté de manière permanente en classe, manifestait ostensiblement une appartenance religieuse. Mais il y a d’autres indications et je pense que l’instruction ministérielle à venir précisera les modalités d’application de la décision. Le ministre a répondu que les chefs d’établissement savent ce qu’est l’abaya mais dans son instruction il ne pourra se contenter de cela.

Pour autant, pour résumer, sur le fond la décision du ministre vous paraît aller dans le bon sens ?

Je pense qu’il y a eu ces derniers mois des campagnes pour le port de l’abaya comme signe religieux. Cela est interdit par la loi de 2004. Il fallait que le ministre prenne ses responsabilités, c’est ce qu’il a fait, c’est positif.

Que faut-il expliquer aux élèves pour justifier cette interdiction et répondre à ceux qui considèrent la laïcité comme « discriminatoire » ?

La loi de 1905 a été conçue dès le début comme une loi de liberté avec une vocation universelle. L’Islam était partie prenante, le Parlement ayant aussi prévu en Algérie son application. Mais les gouvernements successifs ont suspendu cette application jusqu’à l’indépendance. Aujourd’hui les musulmans de France sont pleinement dans la loi. Dans la diversité de leurs sensibilités religieuses, ils peuvent exercer librement leur culte. Simplement cette liberté s’organise en différents espaces et il peut y avoir à la frontière de ces espaces, des frictions. C’est le cas dans toutes les démocraties. La loi française veille particulièrement à sanctionner toute pression. Cette attention aux pressions est particulièrement importante lorsqu’on a affaire à des mineurs dont la conscience est en formation, c’est l’objet de la loi de 2004.

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Ce qui me frappe, sur la laïcité, c’est l’ignorance. Pour que les jeunes la comprennent, il faut qu’elle soit bien enseignée à l’école. Quand je viens en parler dans les lycées, la plupart des élèves, même en terminale, ne savent pas que le mariage civil a lieu avant le mariage religieux. On en est à un tel point d’ignorance que cela ne se résout pas par des enseignements civiques et moraux qui sont toujours la dernière roue du carrosse de programmes surchargés. La laïcité s’enseigne en l’inscrivant dans l’histoire politique de la France. Au moment où on enseigne la révolution, il faut étudier la sécularisation des actes civils. Il faut aussi que les maires invitent des classes d’élèves à assister aux mariages en mairie. La laïcité, c’est du droit qui se traduit dans des pratiques concrètes qui organisent la vie des citoyens. Quand on la cantonne à un domaine théorique, on la perd dans des affrontements interminables et sans sens.

*Patrick Weil, De la laïcité en France, Grasset, 2021.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne