Dans cette tribune incisive, Marie-Françoise Bechtel, ancienne députée et vice-présidente de la Commission des lois, interroge les tensions croissantes entre l’État de droit et la souveraineté populaire. À travers l’affaire Le Pen, elle met en lumière une évolution préoccupante du rôle du juge, devenu parfois justicier au détriment du législateur, et invite à repenser les équilibres fondamentaux de notre démocratie.
L’affaire de la condamnation de Marine le Pen n’aura pas seulement soulevé des passions contradictoires qui ne sont pas près de s’éteindre. Elle pourrait bien être regardée par les historiens dans les temps futurs comme le marqueur d’une étape de notre démocratie. C’est que le système démocratique n’emporte pas en lui-même une fin de l’histoire fondée sur des certitudes compactes, encore moins des vérités révélées. Son évolution séculaire le montre.
L’État de droit contre la souveraineté de la loi
D’abord en raison de ses fondamentaux même. Des piliers de bronze, ceux de la séparation des pouvoirs, encadrent certes la bruyante agora où se joue le « pouvoir du peuple ». L’équilibre de ces piliers est toutefois un facteur d’interrogation dès l’origine. Comme le soulignait le professeur Michel Troper Dans La théorie du droit, le droit, l’État (PUF 2001), le pouvoir judiciaire est face à un dilemme : « ou bien le juge applique bien la loi mais on ne comprend pas comment il peut alors faire équilibre au pouvoir législatif ou bien il lui fait équilibre mais on ne peut plus dire qu’il applique la loi et qu’il reste cantonné à sa fonction ».
Dilemme historique donc qui, on le sait, avait été résolu de façon différente dans la démocratie américaine où le juge suprême a de larges pouvoirs face au Congrès et dans les vieilles démocraties européennes, celles de l’Angleterre et de la France pour qui la loi, expression de la souveraineté populaire, devait dominer (non sans certaines différences : ainsi le respect dû à la fonction judiciaire a été dès l’origine une réalité en Angleterre là où la tradition française a plutôt été marquée par les abus des parlements sous l’Ancien Régime). Mais cette seconde tradition est à mettre au passé dès lors que toute l’évolution européenne après la seconde guerre mondiale a conduit peu à peu à la domination du modèle kelsénien de « l’État de droit », née elle-même de l’engagement des puissances issues d’États autoritaires (Autriche, Constitution de 1920) ou totalitaires (Allemagne, Constitution de 1949 avec un catalogue préalable de « droits fondamentaux, Italie avec la Constitution de 1947 dont deux titres entiers consacrés aux droits des individus, puis Espagne en 1978 – moins bavarde — et Grèce en 1975) à traduire le « plus jamais ça » dans un catalogue constitutionnel de droits qui ne pourraient être bafoués par le législateur lui-même.
Dès lors il devenait évident que celui-ci se voyait bridé dans sa liberté même de concevoir la loi par le surplomb d’un juge chargé d’appliquer une Constitution à la rédaction très explicite en matière de droits de l’individu. Ce fut la première dérive et sa portée est considérable. En France le Conseil constitutionnel - organe qui à l’origine n’était pas une juridiction sauf en matière électorale - est devenu au fil du temps et proprio motu un contrôleur des choix du législateur avec d’autant plus d’appétit que nulle main ne pouvait l’arrêter. Cette dérive possible du système démocratique avait pourtant été perçue dès l’an III de la République. À Sieyès qui évoquait l’utilité d’un système de droits entièrement aux mains d’un « jury constitutionnaire », le conventionnel Thibeaudeau répondait : « si le jury constitutionnaire, dont les fonctions seront déterminées par la constitution, en passe les limites, qui… (...) réprimera son usurpation ? Les gardiens les plus sûrs et les plus naturels de toute constitution sont les corps dépositaires des pouvoirs, ensuite tous les citoyens ».
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Il serait trop long de poursuivre sur la dérive du juge constitutionnel qui a mis les bouchées doubles depuis maintenant des décennies pour rattraper le grand galop de l’« État de droit », s’employant à brider le législateur à coups d’ « erreur manifeste d’appréciation » ou de « réserve d’interprétation » de la loi par laquelle il en donne la lecture autorisée. Et il ne manque pas de sel au demeurant, que la « réserve d’interprétation » apparaisse aujourd’hui comme une possible planche de salut par le biais d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) posée au juge d’appel sur l’exécution immédiate de la peine d’inéligibilité prononcée à l’encontre de Marine Le Pen. Cette planche de salut, on le sait, réside dans la décision rendue le 28 mars par le Conseil constitutionnel selon laquelle « Sauf à méconnaître le droit d’éligibilité garanti par l’article 6 de la Déclaration de 1789, il revient alors au juge, dans sa décision, d’apprécier le caractère proportionné de l’atteinte que cette mesure est susceptible de porter à l’exercice d’un mandat en cours et à la préservation de la liberté de l’électeur ».
Voilà où nous en sommes donc arrivés : c’est de l’abus du juge constitutionnel qui donne à la fois en plein et en creux si l’on peut dire la bonne interprétation non de ce qu’a voulu le législateur mais de ce que selon lui la loi votée a le droit de prévoir ou non, que les auteurs de l’appel pourraient attendre une limitation… des abus du juge pénal.
Les abus du juge pénal
En l’espèce ces abus ne font guère de doute et il est d’autant moins mal venu de les relever que l’indépendance de la justice n’est ici aucunement en cause. Oui les juges étaient souverains pour apprécier une situation de fait, la relier aux prescriptions du droit et en tirer les conséquences autorisées voire exigées par la loi. Mais cela ne signifie pas que l’espace laissé à leur appréciation ne puisse souffrir de critique. D’autant que, contrairement au juge administratif, la culture du juge judiciaire ne l’a pas entraîné à peser une situation équilibrant les manquements commis et la sanction que ceux-ci devraient recevoir lorsqu’est en cause la vie politique elle-même. Alors il découvre le monde.
Dire que l’on juge une ex et future candidate à l’élection présidentielle « comme un citoyen ordinaire » est nécessairement aussi faux que vrai car l’effet d’une sanction qui potentiellement s’applique à tous est sans proportion en l’espèce avec ce que serait la sanction d’un citoyen ordinaire ou du moins - puisqu’il s’agit d’inéligibilité - d’un élu sans vocation nationale. Et si la loi dans son abstraction permet de donner à la sanction un caractère immédiat, les motifs retenus par le juge dans lesquels le législateur peinerait sans doute à reconnaître sa volonté laissent quelque peu rêveur, à mi-chemin entre la leçon de morale et des « risques » de récidive qui n’ont aucune portée concrète.
Les abus du juge pénal
Ces abus qui ne font guère de doute sont un autre marqueur des dérives de notre système démocratique. Nous sommes ici devant une équation historique bien particulière à la France. L’« État de droit » a bercé et conforté une institution judiciaire en mal-être et ce mal-être est à la fois très ancien et récent. Très ancien parce que les abus des Parlements de l’Ancien régime qui ont de longue date tenu tête à la royauté sont une trace indélébile de notre histoire. C’est de cette empreinte qu’est marquée la loi de valeur constitutionnelle et dont les principes essentiels sont toujours en vigueur des 16-24 août 1790 sur l’organisation judiciaire — votée par une assemblée où, il ne faut pas l’oublier, siégeaient de nombreux avocats — dont l’article 10 dispose que « les tribunaux ne pourront prendre directement ou indirectement aucune part à l’exercice du pouvoir législatif, ni empêcher ou suspendre l’exécution des décrets du Corps législatif, sanctionnés par le Roi, à peine de forfaiture », l’art 12 ajoutant qu’ « ils s’adresseront au corps législatif toutes les fois qu’ils croiront nécessaire soit d’interpréter une loi soit d’en faire une nouvelle ».
Il serait trop long de tenter ici une histoire du grand ressentiment qui a depuis lors marqué la magistrature française, par ailleurs privée au profit du Conseil d’État du contrôle de l’administration autrement dit de l’action de l’État dans son ensemble. Et peut-être est-il équitable d’envisager que ce ressentiment ait tenu aussi à une tradition nationale alimentée par la méfiance des pouvoirs publics à son égard et les traitements parfois peu dignes qui lui ont été infligés.
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Manque de reconnaissance de la fonction, absence d’indépendance des juges, tenus en bride par le pouvoir gaulliste jusqu’à ce que le couvercle cède : lorsque la gauche parvenue au pouvoir a restitué à l’autorité judiciaire son indépendance, c’est elle qui en a payé la première le prix… une histoire intéressante mais qu’il serait trop long de développer ici.
Autre facteur, la réforme du statut de la magistrature (1959) a conduit à professionnaliser la formation des juges là où ils étaient recrutés largement dans les professions judiciaires. L’École nationale de la magistrature s’est non seulement trouvée éloignée des réalités du terrain mais composée de bons élèves issus d’un concours, très sensibles, peut-être pour les raisons historiques évoquées ci-dessus, à la leçon d’Antigone dans toute son abstraction. Pour le dire en termes plus concrets : le Syndicat de la magistrature a largement conquis le terrain des jeunes recrutés, renouant peut-être inconsciemment avec le rejet historique d’un État confondu avec l’exécutif, alimenté par la méfiance envers l’autorité issue du mouvement de Mai 68, en réalité une revendication corporatiste qui ne disait pas son nom – et ne se pensait sans doute pas comme telle.
C’est ainsi qu’on en arrive au juge justicier porté par le sentiment qu’il incarne la morale. Il est la figure même de l’actuelle étape de notre démocratie saisie par l’ « État de droit » dont Marcel Gauchet a si bien montré le cheminement (Le nœud démocratique, Gallimard 2024).
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Car ce qui est en cause n’est pas vraiment la loi c’est bel et bien l’application qu’en ont fait les magistrats (comme le montre le contre-exemple de l’affaire Bayrou) dans la large marge d’appréciation que celle-ci leur laisse. Et c’est donc ainsi que le juge justicier, porteur de causes pures, incarne les dérives d’une démocratie où la morale l’emporte sur le droit, chevalier blanc de causes auxquelles il n’hésite pas à étaler complaisamment dans la presse son attachement - puisqu’il incarne le bien - en quoi la discrétion déontologiquement attachée à sa fonction serait-elle un obstacle ? Car c’est ici précisément que la revanche prend toute sa portée. Qu’importe dès lors qu’elle alimente des comportements inacceptables, des menaces, l’expression de haines ou de ressentiment, puisqu’elle a pour elle une morale qui surplombe le droit lui-même ?
Ceux qui ont un attachement à la démocratie républicaine ressentent aujourd’hui un haut-le-cœur devant le déchaînement des « passions tristes » d’un côté, du déversement de la moraline de l’autre. Ce n’est pas ainsi qu’on rendra sa dignité à la souveraineté populaire.