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Naufrage du Moskva : "La marine russe compense son infériorité par des armes de qualité supérieure"
La marine russe tend à se rationaliser depuis quelques années, elle compense son infériorité numérique par des petits bateaux de qualité supérieure.
© Ildus Gilyazutdinov/Sputnik via AFP

Naufrage du Moskva : "La marine russe compense son infériorité par des armes de qualité supérieure"

À la flotte

Propos recueillis par

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Le 14 avril dernier, l’un des trois croiseurs russes, le « Moskva » sombrait en mer Noire à la suite d'une attaque aux missiles. Carences tactiques, manque de moyens, équipements obsolètes ? Pour en savoir plus sur l’état général de la flotte russe, « Marianne » s’est entretenu avec Alexandre Sheldon-Duplaix, spécialiste de marine russe et coauteur de Flottes de Combat, un ouvrage recensant l’ensemble des bâtiments des marines de guerre du monde.

Marianne : Quelles étaient les spécificités du « Moskva » ?

Alexandre Sheldon-Duplaix : Le « Moskva » appartenait à une classe de trois croiseurs construits au début des années 1980. Ils ont été originellement conçus pour détruire les porte-avions de l’OTAN. Ils sont armés de missiles antinavires à charge conventionnelle d’une demi-tonne et pendant la guerre froide, ces missiles étaient à charge nucléaire.

Était-il en mauvais état ?

Extérieurement, il semblait parfaitement entretenu et actif. La presse russe indique cependant que son système de lutte contre l’incendie était obsolète et elle stigmatise le directeur du grand groupe de construction navale OSK – les incendies d’autres bâtiments étant assez fréquents en Russie. Bien qu’il ait été rénové entre 2016 et 2020, le « Moskva » n’avait pas non plus des radars aussi modernes que ceux de deux autres croiseurs. Le « Marshal Ustinov », modernisé de 2011 à 2017, avait par exemple reçu de nouveaux radars.

En théorie, avec des radars, même anciens, le « Moskva » était capable de maîtriser des missiles à vol rasant. Il bénéficiait de systèmes d’autodéfense et de missiles antiaériens – à longue portée, les FORT/SA-N-6 (90 km) et à courte portée, les OSA/SA-N-4 (25 km) – qui auraient dû pouvoir intercepter le ou les missiles qui se rapprochaient du navire.

Qu'est-ce qui pourrait expliquer que le navire russe n'ait pas pu intercepter les missiles ?

Une journaliste russe d’un média d’opposition prétend que l’argent de la modernisation du « Moskva » aurait été en partie détourné. Un commentateur d’une grande chaîne a piqué une colère en plein journal télévisé, dénonçant des détournements de fonds et la corruption du directeur du chantier de réparation. Était-il prévu que le « Moskva » reçoive les mêmes radars que le « Marshal Ustinov » ? Cela paraîtrait logique mais je n’en sais rien. La négligence la plus incroyable et la plus visible concerne les hublots ouverts sur la coque, bientôt sous la flottaison après l’impact des missiles sur la coque, et qui ont manifestement contribué au chavirement. La flotte russe devrait sceller tous les hublots des coques de ses bâtiments qui menacent l’étanchéité. C’est une survivance d’un passé révolu quand l’air n’était pas conditionné. Les dernières unités de combat russes n’ont d’ailleurs pas de hublots sur la coque.

Si l’hypothèse d’une frappe ukrainienne est confirmée, que signifie le fait que le « Moskva » puisse être coulé par un missile ukrainien sur l’état de la marine russe ?

On ne connaît pas précisément les conditions de cette attaque mais l’on prétend que le navire a été distrait pas des drones. Si c’est le cas, je suis étonné, au regard des photos, que les lanceurs de missiles OSA ne soient pas noircis par des tirs et que leurs conduites de tir soient dans l’axe comme s’ils n’avaient pas servi. En cas d’attaque de saturation, ces systèmes auraient dû être en pleine activité. Ce n’était pas le cas, comme si le croiseur avait été surpris. Les Russes ont positionné le « Moskva » tout près de la frontière roumaine, et n’ont pas tenu compte de la menace des batteries côtières, pourtant bien connues.

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Quelle pouvait être la raison supérieure pour cette prise de risque ? Peut-être que le « Moskva » cherchait à abattre des avions qui transportaient des armes depuis la Roumanie, ou des avions ukrainiens opérant près ou depuis la Roumanie ? C’est en tout cas ce que certains Russes affirment. Des articles de presse laissent penser que la Norvège et les États-Unis aient pu transférer des missiles NSM de fabrication norvégienne aux Ukrainiens. Ces missiles NSM sont plus furtifs que les « Neptune » (ceux que l’Ukraine a officiellement utilisés, N.D.L.R.). Ils auraient plus de chances d’échapper aux radars du « Moskva » et de son escorte. Voilà peut-être la raison pour laquelle les OSA n’ont pas servi ; le « Moskva » n’aurait pas détecté des missiles furtifs.

La marine russe subit-elle des carences tactiques, comme l’armée de terre ?

L’armée russe a attaqué, d’abord partout. Elle a subi des pertes et ne semble pas avoir rencontré l’appui des populations. La marine s’est aventurée près des côtes. Elle se sentait sûre d’elle et ses pertes montrent que c’était une erreur.

La flotte russe a-t-elle été particulièrement touchée depuis le début de la guerre ?

Deux bateaux ont été perdus de manière spectaculaire : le bâtiment de débarquement de chars « Saratov », le 25 mars à Berdiansk en mer d’Azov et le croiseur « Moskva » le 14 avril, une humiliation majeure pour le pays. Concernant le « Saratov », la télévision russe a diffusé des images de débarquement de blindés la veille sur ce même quai. Cette indiscrétion relève de l’excès de confiance. Des commandos ou des drones ukrainiens font sauter des munitions sur le « Saratov » et celui-ci coule ; deux autres unités quittent précipitamment le port, l’un en feu. Concernant l’attaque du « Moskva », l’une des photos satellites diffusée par l’agence américaine Maxar montre un deuxième bâtiment en feu. Un blog indique que l’« Admiral Essen », l’une des frégates modernes a effectivement reçu un troisième missile, mais que les dommages seraient limités.

A-t-elle plus généralement du souci à se faire ?

On peut s’inquiéter pour les capacités d’autodéfense de la flotte, car cette frégate est censée avoir le dernier cri des armements, des senseurs et des contre-mesures. Si la marine russe n’est pas aussi puissante qu’à l’époque soviétique, le président Vladimir Poutine lui a consenti un effort particulier. Depuis les crises géorgiennes de 2008 et surtout ukrainienne de 2014, on sent l’urgence de moderniser face à l’occident dominant. Le gros problème concerne les grands bâtiments de surface. En 2014, Kiev arrête de fournir à Moscou les turbines à gaz des grands bâtiments. En attendant de pouvoir produire ses propres turbines à gaz, Moscou privilégie la construction de sous-marins (à la fois stratégiques et d’attaque) et de petits bateaux de surface, dits de deuxième rang (corvettes) mais très puissamment armés. Ces corvettes ont malgré tout une capacité océanique, compensant le déficit des gros bâtiments face à l’occident.

« La marine russe est numériquement très inférieure aux flottes des États-Unis et de ses alliés de l’OTAN. Mais elle tente de compenser cette infériorité par des armes de qualité supérieure. »

Il faut aussi avoir à l’esprit que les Russes sont en train de développer des missiles hypersoniques Zircon – par définition plus rapides que des missiles supersoniques. S’ils ne sont pas encore officiellement opérationnels, ils entrent en production et sont impossibles à arrêter. Les pays occidentaux n’ont pas encore d’équivalents. La flotte russe cherche aussi à se rationaliser en désarmant ses bâtiments obsolètes. Enfin, elle améliore ses capacités de sauvetage, leçons de la perte du sous-marin Koursk en 2000.

Donc, la marine russe est numériquement très inférieure aux flottes des États-Unis et de ses alliés de l’OTAN. Mais elle tente de compenser cette infériorité par des armes de qualité supérieure. Ses missiles Kalibr se distinguent sur terre, en Syrie et maintenant en Ukraine.En mer, le résultat serait plus incertain. La marine russe n’a plus les capacités de détection et de localisation des bâtiments adverses qu’elle avait pendant la guerre froide grâce à des satellites non remplacés ou grâce à une aviation de reconnaissance qui manque de bases et serait vulnérable. Sans ces capteurs, la marine russe ne peut pas assurer la désignation d’objectif partout où cela serait nécessaire, même si ses missiles semblent imparables. Voilà le problème.

Quelles sont les conséquences des opérations navales, sur le plan militaire ? La perte du « Moskva » est-elle susceptible de bouleverser l’opération russe ?

La marine russe doit digérer les leçons de ses pertes qui risquent de radicaliser la conduite de la guerre. Il faut absolument éviter que les opérations actuelles ne dérapent en affrontement direct avec l’OTAN, car nous serions au bord de l’échange nucléaire. Si la Russie dispose de deux autres croiseurs analogues au « Moskva » en Méditerranée, capables de lancer deux salves, c’est-à-dire trente-deux missiles contre les trois porte-avions de l’OTAN présents, l’Alliance bénéficie de la supériorité du renseignement sur ce théâtre, et les deux croiseurs pourraient se retrouver eux aussi en grandes difficultés. À son avantage, Moscou a déployé des avions armés de missiles hypersoniques en Syrie mais la désignation d’objectif et surtout l’inflexion de la trajectoire de ces missiles contre des cibles mobiles apparaît problématique. Aucune démonstration ne semble avoir été faite contre une cible en mouvement.

« La marine russe a fait un gros effort de professionnalisation en améliorant notamment les conditions de vie du personnel. »

La marine russe a-t-elle manqué d’entraînement au sauvetage, pour l’évacuation du « Moskva » ?

On ne connaît pas très bien les conditions de l’évacuation du « Moskva ». On note la présence d’au moins un remorqueur de la marine. Un pétrolier turc a aussi participé. L’évacuation a pu être compliquée par le mauvais temps de la nuit qui s’est apaisé le lendemain. On peut estimer que tout le personnel survivant des impacts et de l’incendie a pu être évacué. On observait environ 150 marins sur les 550 à 700 du bâtiment lors d’une cérémonie à Sébastopol. Où sont passés les autres ? Il faudra sans doute attendre la fin des hostilités pour le savoir.

Plus généralement, est-elle bien entraînée ?

La marine russe a fait un gros effort de professionnalisation en améliorant notamment les conditions de vie du personnel. Et l’on observe qu’elle a augmenté significativement son niveau d’activités par rapport à la décennie catastrophique des années 1990. Depuis une dizaine d’années, elle mène des exercices interflottes. Et dans le cadre de cette crise ukrainienne, les flottes du Nord, de la Baltique et du Pacifique ont concentré leurs plus grosses unités en Méditerranée pour contrer les porte-avions de l’OTAN et apporter les unités amphibies nécessaires aux opérations en mer Noire.

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On peut considérer que c’est la marque de Vladimir Poutine qui s’est impliqué personnellement. Ceci étant dit, les grandes unités ont une moyenne d’âge qui dépasse la trentaine d’années. Et la Russie mobilise aujourd’hui l’essentiel de ses moyens dans l’opération en cours. Elle joue son va-tout. C’est ce qui est extrêmement inquiétant.

D’un point de vue historique, la marine a perdu plusieurs batailles navales dont la plus importante contre le Japon entre 1904 et 1905. Peut-on parler de mythe de la puissance de la marine russe ?

La destruction du « Moskva » rappelle celle du cuirassé « Petropavlosk » en 1904 devant Port Arthur, après une sortie assez inutile. Je veux croire que la sortie du « Moskva » correspondait à une prise de risque assumée et pas à une sous-estimation des batteries côtières ukrainiennes. Sa destruction et l’impact sur la frégate « Admiral Essen » révèlent incontestablement des failles de la guerre électronique, voir des missiles.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne