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Élise Lucet : journalisme d'investigation… et montage à sensations
Elise Lucet, journaliste d'investigation servie par le montage de ses émissions.
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Élise Lucet : journalisme d'investigation… et montage à sensations

Le portrait de la semaine

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Aux yeux des téléspectateurs de « Cash Investigation » et « Envoyé Spécial », elle incarne l’investigation. Élise Lucet a largement contribué à réhabiliter le genre à la télé, réalisant des audiences canons avec des sujets a priori rébarbatifs. Reste à savoir à quel prix. Ses détracteurs, parmi lesquels plusieurs scientifiques, mettent en cause les partis pris de ses émissions et les coupures au montage. Enquête.

Symbole du journalisme d'investigation, comme l'estiment ses partisans ? Quitte à verser dans la manipulation, comme le soutiennent ses détracteurs ? Élise Lucet ne laisse en tout cas pas – ou plus – indifférent.

Née en 1963 à Rouen, dans une famille qu’elle qualifie elle-même « d’heureuse et foutraque », Élise Lucet a appris le journalisme sur le tas, sans piston familial : sa mère était directrice d’école et son père, professeur d’anglais et chanteur, sous le nom d’Eusèbe. La jeune Élise obtient le bac de justesse et suit distraitement des études d’anglais en fac. « Je ne sais même plus si j’ai validé mon Deug… », assure-t-elle à Marianne.

En 1983, elle commence à travailler pour FR3 Caen. Selon les archives de l’Ina, sa première apparition à l’écran date d’avril 1986. Dès l’année suivante, elle rejoint Paris et intègre l’équipe de La Marche du siècle, animée par Jean-Marie Cavada. Malgré les 23 ans qui les séparent, une idylle naît. Elle vivra en couple avec lui pendant une dizaine d’années. Jusqu’au début des années 2000, elle présente le 19/20 de France 3 et des émissions de vulgarisation scientifique. Les yeux et le sourire radieux, elle semble promise à un bel avenir de présentatrice-animatrice, mais l’investigation l’attire déjà. Dès 2000, elle produit et présente Pièces à conviction, en seconde partie de soirée. « Il y a un public » pour l’enquête en télé, « car les gens sont matures par rapport à l’information », déclare-t-elle au Parisien du 9 novembre 2000. Vingt et un ans plus tard, elle n’a pas changé d’avis.

« Élise Lucet est la journaliste préférée des Français, jusqu’au jour où elle traite d’un sujet qu’ils maîtrisent. »

En août 2005, Élise Lucet devient la figure du 13 heures de France 2. Elle va rester en poste onze ans. Dans l’intervalle, elle épouse l’antiquaire Christian Bourgeois, décédé d’une leucémie en 2011. Ils ont eu une fille en 2007. Sa mère l’expose le moins possible et protège sa vie privée : elle a fait condamner Closer en justice en 2018. La même année, Télé star dévoile son salaire à France Télévision : 25 000 euros mensuels. Élise Lucet est agacée mais elle n’attaque pas Télé star. Il est de bonne guerre que les arroseurs soient parfois arrosés. Or, dans le registre des indiscrétions économiques, « Cash Investigation » ne s’interdit pas grand-chose.

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L’émission a été inventée en 2012 par deux vétérans de l’investigation, Paul Moreira et Luc Hermann. Élise Lucet a été immédiatement associée à son élaboration. « Avec Paul, raconte Luc Hermann, on avait remarqué sa pugnacité en entretien. C’était une journaliste, à l’évidence, pas une animatrice. »
Près de dix ans et bientôt soixante émissions plus tard, le bilan parle de lui-même. Avant « Cash », personne n’avait capté l’attention de trois millions de téléspectateurs en parlant d’actionnariat ou d’évasion fiscale. « Élise Lucet a beaucoup contribué à réhabiliter l’enquête en prime time », salue avec fair-play François Vignolle, rédacteur en chef police-justice à M6. Conditions de travail dans la grande distribution, trading à haute fréquence, dérive de la formation professionnelle, l’émission a mis la barre très haut. Elle est intégralement fabriquée à Premières Lignes, par une équipe dédiée d’une quinzaine de personnes avec lesquelles Élise Lucet est en contact permanent. « Je fais confiance aux spectateurs, explique-t-elle. Ils peuvent accrocher à des thèmes difficiles, si de notre côté, nous sommes capables d’être inventifs. »

De l’inventivité, l’émission n’en manque pas. Un peu trop, au goût de certains. « Élise Lucet est la journaliste préférée des Français, jusqu’au jour où elle traite d’un sujet qu’ils maîtrisent », tacle Clémence Artur, directrice générale déléguée de l’agence Proches. « Beaucoup de dirigeants d’entreprise ne veulent plus lui répondre. Ils la trouvent de parti pris et ils pensent qu’ils seront coupés au montage, si par hasard ils s’en sortent bien face à elle ». « Élise Lucet est crainte par les patrons du CAC40 ? Tant mieux ! », rétorque Daniel Schneidermann, dirigeant du site de critique des médias « Arrêt sur Images ». « C’est la preuve qu’elle fait bien son travail. Cela me paraît normal. »

« Les experts interviewés sont toujours déçus. C’est la télé… »

Sans doute moins normal, sa popularité est plus mitigée chez quelques scientifiques sollicités par « Cash ». Contacté en 2013 pour une enquête sur la toxicité du diesel, Jean-Paul Morin, chercheur à l’Inserm, avait publié après l’émission un communiqué indigné, dénonçant « une malhonnêteté intellectuelle patente ». Il reprochait à « Cash » d’avoir exagéré la toxicité du diesel en passant sous silence les progrès des motoristes, sur lesquels il assurait pourtant avoir attiré l’attention des enquêteurs.

L’agronome Léon Guéguen a connu la même mésaventure. Il avait été longuement interrogé pour le sujet du 18 juin 2019, « Multinationales : hold-up sur nos fruits et légumes ». L’enquête entendait démontrer une baisse de leur qualité nutritionnelle, conséquence d’une sélection effrénée visant à doper les rendements. Les travaux de Léon Guéguen constituaient le point de départ du reportage, mais le chercheur avait insisté sur un point : la baisse des teneurs en vitamines et sels minéraux n’était ni uniforme, ni significative sur le plan nutritionnel ! Il a disparu au montage. « Cash Investigation » gardé de ses travaux ce qui allait dans le sens du reportage, la santé sacrifiée au profit. Léon Guéguen a protesté dans une lettre ouverte publiée par l’Académie d’agriculture. « Je n’ai jamais eu de retour », déplore-t-il.

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La lettre ouverte d’Alain Fonteneau n’en a pas eu davantage. Tout en saluant certains aspects de l’émission, cet océanologue, directeur de recherches à l'Institut de recherche pour le développement (IRD), avait dénoncé les raccourcis « catastrophiques », « absurdes » et « scandaleux » d’une longue enquête de « Cash Investigation » diffusée le 5 février 2019, intitulée « Une mer sans poissons ? ». Elle présentait le thon rouge comme une espèce menacée d’extinction par la pêche industrielle, alors qu’Alain Fonteneau avait longuement exposé à l’équipe les raisons pour lesquelles le thon rouge ne risque pas de disparaître. « Les experts interviewés sont toujours déçus, répond Élise Lucet. C’est la télé… »

Le sens du détail

Le professeur Gilles-Eric Seralini considère lui aussi que « Cash Investigation » va parfois un peu vite en besogne. Ce biologiste, qui a travaillé sur la toxicité présumée des OGM et des phytosanitaires, a souvent été taxé de sensationnalisme par ses pairs. Pourtant, tout en saluant le travail d’Élise Lucet, il souligne que les « Cash Investigation » sur les pesticides (février 2016, janvier 2019) auxquels il a contribué, allaient plus loin que ses propres conclusions : « Cash Investigation a dit que le glyphosate était cancérogène. Moi, j’ai seulement dénoncé le Round-Up. Le glyphosate est son principe actif, mais il contient autre chose. Je n’en veux pas "Cash" et je n'ai que du bien à dire d’Élise Lucet. Ce sont sans doute des détails difficiles à faire passer en télévision. »
Gilles-Eric Seralini est indulgent, car la différence entre glyphosate et round-up est plus qu’un détail. « Cash Investigation » a d’ailleurs été appelé à davantage de rigueur en 2016 à propos des pesticides par le CSA.

Les journalistes pris en flagrant délit d’approximation invoquent souvent l’urgence. Dans le cas de « Cash Investigation », ce serait difficile. Comme l’explique Luc Hermann, président de Premières Lignes, « chaque enquête de "Cash" prend un an. Élise en discute presque tous les jours avec le rédacteur en chef de l’équipe ». Et comme le précise Élise Lucet elle-même, « chaque entretien est vu pour validation par quinze personnes au moins ».

Pas vu à la télé

Autre reproche récurrent, Élise Lucet en fait trop, lorsqu’elle course des P.-D.G. dans la rue, où lorsqu’elle pousse son interlocuteur à partir, furieux. « Comptez ces moments, plaide Luc Hermann, fondateur et codirigeant de l’agence Premières Lignes. Ils sont rares ». « Ils interviennent après des mois de demandes d’entretiens infructueuses et de questions sans réponse, complète Élise Lucet. On ne fait pas la séquence pour la séquence. »

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En une occasion au moins, il est permis d’en douter. Le 13 mai 2018, « Cash Investigation » diffusait « l’Eau, scandale dans nos tuyaux », avec un classique : le départ précipité du communicant acculé. En l’occurrence, il s’agissait de Christophe Piednoël, porte-parole de la Saur. Il était interrogé par Élise Lucet sur le cas d’un couple auquel la compagnie avait coupé l’eau pendant douze ans, pour cause d’impayé. La séquence dure à peine plus d’une minute et Christophe Piednoël semble mettre fin brusquement aux échanges. Mais la Saur avait tout filmé… Et a mis les rushes en ligne, sous le titre : « les mensonges de Cash Investigation ».

« Les monteurs à "Cash Investigation" ont une importance folle »

Le film N° 3 montre les conditions réelles du départ de Christophe Piednoël. Élise Lucet attaque : pour un impayé, couper l’eau à un couple pendant 12 ans ? ! Le couple a piraté le réseau dix ans…, corrige Christophe Piednoël. Élise Lucet est désarçonnée mais elle se reprend très vite : quelle preuve de ce piratage ? Un jugement de correctionnelle condamnant les pirates, répond posément le dircom. Élise Lucet change d’angle : la Saur a bétonné le puits d’accès au compteur. Méthode de voyou ! Le dircom en convient d’autant plus volontiers que ce n’est pas la Saur, mais le couple qui avait coulé le compteur dans le béton, dans l’espoir de retarder la coupure…

L’entretien s’enlise. Christophe Piednoël le voit et s’en va courtoisement, en saluant l’équipe de tournage. Si les téléspectateurs ont cru voir un homme aux abois, c’est parce que son départ a été accolé au montage à une question prétendument embarrassante, à laquelle il avait répondu sans difficulté quelques minutes plus tôt. « Les monteurs �� "Cash" ont une importance folle », souligne spontanément Élise Lucet. En l’occurrence, peut-être trop. La Saur ne souhaite plus parler de cette affaire et n’a pas attaqué Premières lignes en justice. Incident clos.

« Désormais, il faut souvent négocier six ou huit mois pour persuader un interlocuteur de parler à "Cash". »

Mais est-ce vraiment un incident ? « Élise a imposé ses gimmicks », constate un journaliste d’une société de production audiovisuelle. La découverte du document compromettant, le lanceur d’alerte, le patron traqué, le communicant coincé sont devenus les marqueurs de l’investigation. Elle n’exige rien, pas la peine, on devance ses attentes dans les synopsis, souvent rédigés à partir d’idée de stagiaires, qui manquent de recul. Ensuite, une fois que France Télévision a avancé 15 000 euros, il faut livrer les séquences, coûte que coûte. »

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Beaucoup de professionnels de la télévision finissent enfermés dans le personnage qu’ils ont construit. Élise Lucet aurait pu se figer en présentatrice au sourire impeccable, ronronnant dans une émission littéraire. Elle a choisi l’investigation. Ne craint-elle pas de rester dans l’histoire comme la journaliste en imperméable qui court après les P.-D.G. et horripile les communicants ? « Si, bien sûr, répond-elle sans détour. On y a beaucoup réfléchi, on en a discuté entre nous. Je suis fière du travail accompli collectivement et je ne veux pas que cette image colle à la peau de l’émission. »

Une image qui pourrait devenir un handicap. Comme le dit Élise Lucet, « désormais, il faut souvent négocier six ou huit mois pour persuader un interlocuteur de parler à "Cash" ». Et il suffit de 90 minutes pour en refroidir beaucoup.

Mise à jour vendredi 19 novembre - la réponse d'Élise Lucet :

« L’article intitulé « Élise Lucet : Journalisme d’investigation… et montage à sensations » publié sur le site internet Marianne comporte de nombreuses inexactitudes et approximations.

L’émission « Cash Investigation » a été créée en 2012 par Jean-Pierre Canet, Laurent Richard et moi, avec Luc Hermann producteur au sein de Premières Lignes pour France 2.

Monsieur Erwan Seznec a cru pouvoir s’attaquer au travail de l’équipe de « Cash Investigation », sans s’appuyer sur aucun élément d’enquête sérieux, et en s’affranchissant d’une règle élémentaire de notre profession, le respect du contradictoire.

En effet, malgré l’entretien téléphonique que nous avons eu, il ne m’a jamais interrogé sur les éléments par lesquels il me met directement en cause dans son article, pas plus qu’il n’a cherché à interroger les journalistes de « Cash Investigation » dont il entend critiquer les enquêtes.

Il n’a pas hésité à utiliser mes déclarations en les dénaturant et en les insérant dans un tout autre contexte. Il est ainsi parfaitement malhonnête de laisser croire que j’aurais insinué que ce sont les monteurs qui choisissent les coupes dans les montages. Le montage se fait toujours en présence et sous la responsabilité de l’équipe éditoriale (journaliste et rédaction en chef).

De même, il tente de m’accorder un rôle dans la réalisation de l’émission, en s’appuyant sur le témoignage d’un « journaliste d’une société de production audiovisuelle », qui ne correspond en rien au fonctionnement de cette émission qui est entièrement produite par l’agence de presse Premières Lignes Télévision.

J’en viens maintenant aux propos inexacts ou approximatifs des enquêtes de « Cash Investigation » mises en cause :

Cash « Les constructeurs nous enfument-ils ? » : votre journaliste présente Jean-Paul Morin, chercheur à l’Inserm, comme un scientifique en omettant une précision non négligeable, c’est un défenseur acharné du diesel (pour exemple). Cela aurait sans doute permis au lecteur d’analyser sa parole avec un éclairage plus nuancé.

Cash « Multinationales : hold-up sur nos fruits et légumes » : votre journaliste évoque la mésaventure d’un agronome Léon Guéguen dont il affirme qu’il a été interviewé par l’équipe de « Cash ». Ceci est inexact, il n’a pas été interviewé par « Cash Investigation » et donc n’a jamais été supprimé du montage.

Cash « Pêche industrielle : gros poissons en eaux troubles » : votre journaliste mentionne que l’émission aurait été diffusée sous le titre « Une mer sans poissons ? ». C’est faux, cette enquête ne s’est jamais appelée ainsi puisque le titre était celui mentionné plus haut, le sens est donc très différent.

Il indique que l’émission « présentait le thon rouge comme une espèce menacée d’extinction par la pêche industrielle alors qu’Alain Fonteneau avait longuement exposé à l’équipe les raisons pour lesquelles le thon rouge ne risque pas de disparaître ».

C’est parfaitement inexact, il suffit de la visionner pour comprendre que nous ne présentons pas le thon rouge comme une espèce menacée d’extinction, bien au contraire. Dans le commentaire, nous précisons que « le stock de thon rouge est reconstitué ». De plus, nous n’avons jamais interviewé Alain Fonteneau sur le thon rouge en Méditerranée mais sur le thon Albacore pêché dans l’océan Indien. Il semble donc que votre journaliste ait confondu le thon rouge de Méditerranée avec le thon albacore de l’océan Indien, deux espèces bien distinctes aux problématiques environnementales totalement différentes.

Ces erreurs flagrantes interrogent sur le visionnage de l’émission par votre journaliste.

S’il avait contacté la journaliste qui a réalisé l’enquête, elle lui aurait précisé que dans cette lettre, Alain Fonteneau parlait en ces termes de son enquête sur le thon rouge « votre (notre) excellent dossier sur les senneurs sétois ». Elle avait par la suite pris soin de lui répondre point par point. L’océanologue lui avait alors de nouveau répondu « merci beaucoup de vos précisions et commentaires bien argumentés ».

Cash « Produits chimiques : nos enfants en danger » (février 2016) et « et sur les pesticides de février 2016 et janvier 2019 : il est faux de soutenir que le professeur Gilles-Eric Seralini a contribué à ces deux émissions, ce n’est pas le cas, il n’a jamais participé d’une quelconque manière, et nous n’avons pas traité du glyphosate dans ces sujets.

Cash « L’eau : scandale dans nos tuyaux » : le récit du montage de l’interview de Christophe Piednoël est inexact. D’abord, Il est bien mentionné avant l’interview que le couple a été condamné pour vol d’eau suite à la plainte de la SAUR. Ensuite, il y a bien eu un cimentage postérieur le 8 décembre 2016 par la SAUR constaté par huissier, ce que reconnaît d’ailleurs sans difficulté Christophe Piednoël face à moi. Enfin, les dernières minutes de l’interview ont été montées en longueur, donc la prétendue dénaturation dénoncée est sans fondement.

Une telle imprécision et déformation des faits sont d’autant plus malvenues dans un article dont l’objectif est de décrédibiliser les enquêtes de l’équipe de « Cash Investigation », au motif de prétendues imprécisions ou raccourcis, pour lesquels le journaliste n’a pas cru utile d’apporter un quelconque élément pour les étayer. »

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne