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Roman R., habitant de Kiev en Ukraine : "Je vais rester là, je vais défendre ma ville"
Des secouristes ukrainiens nettoient les débris après une explosion de gaz dans un immeuble de la ville de Fastiv, dans la très proche banlieue de Kiev.
NurPhoto via AFP

Roman R., habitant de Kiev en Ukraine : "Je vais rester là, je vais défendre ma ville"

Témoignage

Par Roman R.

Publié le

Roman R., habite dans la capitale ukrainienne. Depuis trois jours, sa vie est rythmée par les bombardements russes. Dans ce témoignage qu'il livre à « Marianne », il partage les multiples sentiments qui le submergent : peur, chagrin, désespoir. En dépit du danger qu'il encourt, il a décidé de rester dans la capitale pour défendre son pays.

Moi, Roman R, je suis resté à Kiev. Nous avions emmené notre fils, 13 ans, à la campagne chez ses grands-parents il y a quelques jours. Plus pour le calme qu’à cause de la guerre. Nous ne croyions pas à la guerre. Oui, nous avions entendu dire qu'il y avait de telles choses dans le monde, mais c’était il y a longtemps, mais c'était loin… Nous ne voulions même pas digérer ces pensées dans notre tête. Oui on avait vu sur les téléphones ces vidéos du Donbass, mais on avait vite zappé pour passer à une nouvelle image. Non, pas ici, pas à Kiev.

Et puis voilà, à votre seuil, il y a une GUERRE, pas dans les manuels scolaires, pas à la télévision, c'est dans VOTRE MAISON, c’est un fait, pour lequel vous n'êtes certainement pas prêt, vous avez tant de projets, de choses à faire, mais non… tout cela perd sa pertinence, devient secondaire. Voilà c’est la guerre. Peur ? Oui, très effrayant. Et ce matin du 24 février, dans le monde civilisé d'aujourd'hui, votre monde à vous s'est effondré, à 4 h 20.

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Mon monde d’avant a été détruit par le bombardement, une des roquettes est tombée à 600 m de chez moi, c'est terrible de voir les destructions quand vous sortez de chez vous. La police, le ministère des Situations d'Urgence, a réagi instantanément, la police maintient l'ordre, mais s'assure aussi qu'il n'y a pas de pillage. Un policier me dit qu’ils se sont préparés à s'engager dans la bataille avec des groupes de francs-tireurs. À l'approche des troupes russes, des groupes spéciaux ont commencé à faire irruption dans le centre-ville.

13h, un ami m’appelle et me raconte qu'il a vu une voiture roulant le long d’une avenue, des hommes de la défense territoriale ukrainienne lui tiraient dessus. Pourquoi ? Le témoin ne le sait pas encore. Puis apparemment le moteur casse, les tirs cessent et une bataille s'ensuit. Une équipe d’infiltration russe dans une voiture banalisée. L’ennemi est neutralisé, les vêtements, les vivres, tout ce que contient la voiture des saboteurs est éparpillé sur le goudron et le trottoir. Il paraît que les vêtements des Russes, ceux qui étaient pliés à l’intérieur de la voiture, portaient un petit ruban rouge, comme du scotch.

Des explosions d'entrepôts et d'écoles

Et puis les nouvelles, messages, appels : « Ils ont fait exploser l'aéroport, un entrepôt a explosé, une école a explosé, la piste d'atterrissage a explosé… » et pas qu’à Kiev. Partout, dans presque toutes les régions. Mais ce n'est que le début du chagrin, de la panique, du désespoir. Ils viennent de partout les messages, Kharkov, Vinnitsa, Marioupol, Odessa, des noms de villes qui ne vous rappelleront rien, ne vous rappelleront pas qu'il y a des amis, qu'ils y sont nés et qu'ils y sont tombés amoureux, qu’ils ont des enfants, un travail, mais pour moi c'est ma patrie, MON UKRAINE, chère et indépendante ! Et aujourd'hui, mon monde s'est effondré. Ma sœur qui est en France m’appelle sans cesse. Elle pleure plus que moi. Elle me dit que je n’ai jamais manié d’arme. Elle me dit de lui partir. Mais partir pour où ? Je vais rester là. Je vais défendre ma ville.

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La deuxième nuit, ou la première de la guerre, le couvre-feu tombe à 22 heures, un silence terrible, il y a une sous-station électrique juste à côté de chez moi, je ne l'ai jamais entendu ronronner comme ça, l'électricité bruisse dans les fils, surtension ? Sinon, juste un silence de mort. C'est vraiment effrayant. Les infos ont averti qu'il y aurait des attaques à la roquette. Je rassemble vêtements et quelques objets et nous allons à l'abri anti-bombes. Rien n’est prévu pour dormir là-dedans ! Pourquoi l'État n’a rien prévu, comment les gens ont-ils permis cela ?

« Si nous tenons aujourd'hui »

Nous ne sommes pas réveillés par le réveil, ma femme et moi, on se lève à 5h, on retourne dans ce qui est encore notre appartement et puis nous allons nous inscrire pour écrire, pas avec des mots, mais en vrai, une partie de l'histoire de notre liberté. Les gens sont venus massivement au commissariat. À ceux qui disent qu’ils s’y connaissent, on donne un fusil, une mitrailleuse.

Pendant qu’on attend pour s’inscrire, mon père, réquisitionné dans un garage non loin de Zitomyr m’appelle. Il a bricolé un vieux 4x4 ce matin. Pour dix jeunes militaires qui remontaient vers Kiev. Il paraît que la voiture a été soufflée par un obus russe. Est-ce possible ? Sont-ils tous morts ? Il ne veut pas en parler. Sa voix tremble. Il me dit qu’il veut travailler. Il a 69 ans, mais il est réquisitionné. Il est fier. Ma sœur me dit ce que les Ukrainiens partagent sur les groupes de messagerie : Si nous tenons aujourd’hui, alors nous aurons un demain !

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne