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"Fruits d’un long processus évolutionnaire, notre capacité à nous soucier des étrangers, de ceux qui n’appartiennent pas à l’endogroupe, est très limitée."
"Fruits d’un long processus évolutionnaire, notre capacité à nous soucier des étrangers, de ceux qui n’appartiennent pas à l’endogroupe, est très limitée."
© Natacha Pisarenko/AP/SIPA

"Pourquoi notre indifférence au sort des Ukrainiens était inévitable"

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Notre désintérêt croissant pour la guerre en Ukraine était inévitable, car il résulte de notre psychologie profonde, argumente Renaud-Philippe Garner, docteur en philosophie, professeur adjoint en philosophie à l'Université de la Colombie Britannique.

Sans doute savez-vous que la Cour suprême des États-Unis d’Amérique vient d’annuler l’arrêt (Roe vs. Wade) qui conférait un statut constitutionnel au droit à l’interruption volontaire de grossesse. Peut-être savez-vous que le ministre de la Santé demande maintenant aux Français, sans l’exiger, de remettre un masque dans les transports publics. Mais savez-vous que Sieverodonetsk est tombée ?

Selon le président Zelensky, cette ville est cruciale pour le contrôle du Donbass, région elle-même cruciale dans sa guerre contre l'envahisseur russe. Ainsi, des étapes décisives de la guerre deviennent inaudibles ; le sort de villes que l’on peine à épeler se perd dans le grand chaos quotidien.

Alors même que la position des Ukrainiens s’empire, l’intérêt porté à ce conflit s’estompe. Notre indifférence croissante est-elle une fatalité ? Une question bien plus dérangeante s’impose : si notre indifférence était inévitable, ou à tout le moins très probable, avions-nous raison d’encourager les Ukrainiens à se battre ?

Johnny Depp ou la guerre en Ukraine ?

Commençons par établir que la guerre en Ukraine nous intéresse de moins en moins. Cela se chiffre. Les recherches en ligne et les discussions sur les réseaux se sont effondrées. Les interactions sur ces derniers sont cinquante fois moins fréquentes qu’à leur zénith. Triste illustration, lors des mois d’avril et de mai, le procès qui opposa Johnny Depp et Amber Heard suscita six fois plus d’intérêt que la guerre en Ukraine.

Comment devrions-nous interpréter ces faits ?

D’aucuns diront que cette indifférence est regrettable sans être inévitable. Ils égraineront les poncifs : il faut communiquer et faire de la pédagogie. Certains chantres du cosmopolitisme, comme Martha Nussbaum, auteure de For Love of Country ?: A New Democracy Forum on the Limits of Patriotism, nous diront que c’est la faute du système international ; si nous n’habitions pas un système d’États-nations, nous nous identifierons davantage à la communauté humaine. Ce sont essentiellement des arguments dits « constructivistes » : nos choix et gestes, nos réactions et nos niveaux d’intérêts sont le résultat d’une socialisation. Changez la socialisation et vous changerez le reste.

D’autres diront que c’est normal. La guerre n’est plus une nouveauté et le front est relativement stable. La guerre d’usure, où chaque assaut est moins décisif, nous fascine nettement moins.

« Notre désintérêt croissant est inévitable, car il résulte de notre psychologie profonde. »

Osons réfléchir autrement. Le désintérêt croissant n’est ni le résultat d’une socialisation insuffisamment cosmopolite, ni même surtout l’effet d’un conflit de moins en moins spectaculaire. Notre désintérêt croissant est inévitable, car il résulte de notre psychologie profonde. Fruits d’un long processus évolutionnaire, notre capacité à nous soucier des étrangers, de ceux qui n’appartiennent pas à l’endogroupe, est très limitée. Cette guerre, malgré nos belles paroles, n’est pas la nôtre.

Idem pour les migrants

Oubliez un instant la guerre en Ukraine. Souvenez-vous un instant d’Aylan Kurdi. Ce jeune garçon mort noyé sur les plages turques devint l’objet d’une photographie tristement célèbre. Nul ne contestera que l’image suscita une émotion vive et sincère bien au-delà du bassin méditerranéen.

La question qui doit nous interpeller est la durée de l’effet. Combien de temps s’est-on ému du sort de ce jeune garçon ?

La réponse est accablante. Si nous nous limitons à ce qui mesurable et vérifiable, l’émotion cessa de motiver après six semaines . Les dons, gestes bien plus coûteux que le signalement vertueux sur les réseaux sociaux, retombèrent aux niveaux qui précédèrent la publication de la photographie du petit Aylan. L’émotion et l’effort suscités par la mort du petit garçon ne durèrent pas deux mois. Malgré les disparus et les morts en Méditerranée pendant les mois qui suivirent, rien ni personne ne recréa un tel effet. Il se trouve que les belles âmes se fatiguent vite.

Détrompons-nous. Il ne s’agit aucunement d’un cas isolé ou d’une étude contestée. Les unes après les autres, nos meilleures études démontrent ou réaffirment notre tribalisme , notre esprit de clocher. Nous ne sommes pas naturellement enclins à devenir de fervents cosmopolites. Notre capacité à coopérer, à nous sacrifier les uns pour les autres est médiée par nos identités sociales. Or, nous nous identifions toujours mieux lorsqu’un groupe est clairement délimité et différencié. Autrement dit, nous nous soucierons toujours plus d’une partie de l'humanité que de l'humanité entière. C’est la leçon que les marxistes apprirent à leurs dépens en 1914. Les prolétaires, ennemis des bourgeois, s’identifièrent à leur nation, groupe différencié par la coutume et la culture, l’histoire et la langue plutôt qu’à leur classe sociale. La patrie inspire davantage de passions, tristes ou non.

Bref, même si nous étions socialisés différemment et même si la guerre était plus dynamique, nous aurions d’excellentes raisons de croire que nous nous en désintéresserions assez rapidement.

Le tribalisme humain doit-il être combattu ? Un peu de philo

On pourrait se demander pourquoi un philosophe s’intéresse tant à des considérations empiriques. D’autres me soupçonneront d’ânonner un paralogisme naturaliste : ce n’est pas parce qu’une chose est qu’il faut en conclure qu’elle est bonne ou désirable. Établir le tribalisme humain n’en est pas une défense.

Cependant, tous ceux qui piétinent d’impatience et exigence un argument normatif en bonne et due forme doivent répondre à la question suivante : quel rapport existe-t-il entre la morale et la nature humaine ?

Deux grandes réponses s’offrent à nous. La première, nous la retrouvons chez Aristote et la seconde chez Kant. Dans la pensée d’Aristote, la moralité est un correctif de la nature humaine qui ne la renie pas. On pourrait dire que la morale cherche à améliorer et parfaire nos désirs et nos réactions naturelles. L’homme vertu n’est donc pas un homme qui cherche à renier sa nature, un être qui prendrait de haut ce bas monde. Un exemple bavard est la colère. Quoi de plus naturel, de plus humain ? Or, chez Aristote, il ne faut ni la dénoncer ou l’éviter, mais savoir quand et comment se fâcher et contre qui.

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Chez Kant, la morale n’est pas un correctif de notre nature, mais son rejet. Le devoir moral n’est aucunement fondé sur nos désirs et nos réactions. Le propre de l’homme juste, l’être moral, est de lutter contre ses désirs, contre ses émotions ou ses réactions. Alors que chez Aristote le parangon de vertu est un être humain perfectionné, chez Kant ce serait un humain qui parviendrait à dépasser son humanité.

Quel lien avec la guerre en Ukraine ?

Quel lien avec la guerre en Ukraine ? Si nous considérons que la morale peut ou doit s’opposer à la nature humaine, alors nous sommes toujours susceptibles d’articuler une morale fantaisiste. Nous demanderons, nous ordonnerons et nous prescrirons des actes ou des règles qui resteront autant de lettres mortes. Une morale élaborée sans égard pour les êtres qui doivent s’y plier et la subir risque bien de devenir un vœu pieux. Une morale souvent prêchée, mais rarement pratiquée. Une morale qui doit se vivre, s’incarner au quotidien doit, a minima, tenir compte de la nature humaine.

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Que faisons-nous lorsque nous encourageons les Ukrainiens à continuer la lutte ? Plus précisément, que faisons-nous si nous savons que le scénario le plus probable est que nous devenions de plus en plus indifférents? A-t-on oublié que le premier jour de mars, Bruno Le Maire plastronnait que l’économie russe allait s’effondrer ? Juillet est à nos portes et les forces russes tuent jusqu'à deux cents Ukrainiens par jour et occupent toujours plus de terrain.

Ne nous égarons pas. Les Ukrainiens font preuve de courage et patriotisme. À titre personnel, je confesse préférer sauver un seul conscrit ukrainien à la totalité du Parlement européen. Cependant, l’admiration n’est pas une raison suffisante pour que la souffrance de cette nation s’éternise. Si leur lutte dépend, même partiellement, des attentes créées par nos promesses, alors demandons-nous ce qu'elles valent? Napoléon a dit qu’un chef est un marchand d’espérance. Enivrés d’idéalisme, sommes-nous devenus des vendeurs de fausses espérances?

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne