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"Rouge-queue, quatre histoires d’oiseaux", d'Anne Crausaz.
"Rouge-queue, quatre histoires d’oiseaux", d'Anne Crausaz.
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Noms d’oiseaux et drôles d’oiseaux : la sélection de livres jeunesse de Clément Bénech

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Dans le grésil de février, les barbouilleurs de Roald Dahl nous échauffent gentiment les oreilles et Clément Bénech profite de sa chronique livres jeunesse pour revenir sur la polémique née autour de la réécriture de ses œuvres. Mais l’on trouvera tout de même de quoi se blottir dans un village englouti ou sous des plumes accueillantes.

Inutile de revenir trop longuement sur les faits, magnifiquement exposés et analysés par mon confrère Samuel Piquet dans sa chronique sur le sujet . Ajoutons simplement, sur l’affaire Dahl (en deux mots, la réécriture par l’éditeur anglais Puffin de certains passages des livres de Roald Dahl jugés offensants), qu’elle témoigne une fois de plus d’une profonde incompréhension de ce qu’est la représentation. Nous voudrions que représenter, ce soit entériner ; que décrire soit prescrire. L’idée que l’on puisse mettre en scène des propos ou des actes choquants pour les dénoncer ou par pur plaisir échappe totalement à l’esprit contemporain.

Cela ne va pas sans créer des télescopages étonnants : un livre pour enfants, où des élèves se poursuivent dans une cour de récré pour se donner des bisous, fait l’objet d’une forte indignation numérique ; mais on laisse tranquilles (et heureusement) les innombrables films de gangsters où l’on moleste, torture et exécute sans aucune espèce de vergogne. C’est le syndrome du poids qui casserait la balance, et qu’on écarte ; mais alors la pesée est fausse. Comme nous sommes forts avec les faibles ! Et avec les morts. Appelons à la rescousse la notion analytique de projection – ce biais consistant à attribuer à l’autre nos propres présupposés.

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Les censeurs de Dahl – messieurs Homais de la littérature jeunesse – ne sauraient faire eux-mêmes que des œuvres morales, s’ils essayaient ; ils voient donc partout des œuvres morales, et d’une morale contraire. Projection funeste. Et comment ne pas exploser de rire devant l’hubris de ces « réécriteurs » (ne méritant pas un mot meilleur) qui prétendent savoir mieux que Dahl lui-même – lu depuis plusieurs générations déjà sans baisse d’intérêt – ce que veulent les gosses ? Les barbouilleurs de Roald Dahl, et c’est là la beauté de la chose, sont encore du Roald Dahl.

L’Atlantide en… estampe japonaise

Mais retrouvons un peu de légèreté avec cet album doux comme la neige quand elle recouvre tout. Illustré par Junko Nakamura (aucun lien), née à Tokyo, qui excelle dans les ciels dégradés, il suit une dizaine de gamins dans les vallées blanches. On pense au mémorable Nous étions dix de Nine Antico chez Albin Michel Jeunesse – sans le compte à rebours des départs successifs. Dans cette Histoire de la ville endormie, il s’agit de conjurer un silence collectif, précipité par une grande inondation qui a englouti la ville de Cristobal il y a longtemps : « l’alphabet n’a plus jamais retrouvé son chemin dans la bouche des vivants ». Les gamins autonomes, mutiques, que ne guide aucun joueur de flûte de Hamelin, vont revenir sur les traces de cette ville qu’ils ont si peu – voire pas – connue. Car elle est demeurée intacte, sous une couche de glace, l’eau ne l’a pas corrodée. Leurs parents et grands-parents ne veulent pas en entendre parler – mais eux croient qu’une cloche immergée, une fois actionnée, pourrait délier les langues…

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Il se dégage de cet album une beauté qui mouille l’œil, et pas seulement parce qu’il se déroule en partie sous l’eau. Sa finesse est de ne pas souligner toutes les analogies qu’il propose, car les histoires les plus simples sont souvent les plus riches. Il sait l’attrait qu’exercent sur nous les grands secrets engloutis, recouverts par toutes les couches de neige taiseuse. Il sait avec Julien Gracq que nous avons moins soif de vérité que de révélation. Il peint merveilleusement cette bande de petits héros dont l’un a un bras en écharpe, leurs traits estompés, leurs silhouettes malhabiles. Il postule que le passé est un lieu que l’on peut visiter à sa guise. Et que temps et espace parfois se confondent.

Histoire de la ville endormie Marie Chartres, illustré par Junko Nakamura, L’école des loisirs, à partir de 5 ans.

La forêt est la plus belle saison

Il y a des prénoms qui sont des présages, comme le savaient déjà les Romains. Celui de Fleur Oury en est le prototype. Chez elle, la fleur ne se regarde pas toujours, elle se boulotte souvent. Car elle est au menu de Fauve et Jonquille, les héros de La Saison des provisions, deux écureuils qui ont eu du mal à boucler l’hiver et jurent que la prochaine fois que la bise reviendra, on ne les y reprendra plus. Alors ils amassent et engrangent autant que faire se peut, dès que surgissent les perce-neige. Aubépines, bourrache, violettes, ce n’est plus un repas, c’est un festin – et Fleur Oury, qui mêle texte et dessins dans son brouillon primitif, aime autant leurs noms que leurs formes. Cet album à la fois narratif et descriptif nous plonge dans les aventures de la forêt, qui peuvent paraître minuscules à l’œil nu mais sont gigantesques pour ceux qui les vivent. Car les écureuils ne sont pas seuls impliqués, il y a une foule de personnages secondaires que l’on découvre en relisant – comme des quêtes annexes dans un jeu vidéo. La dimension de l’album fait que l’image aussi est temporelle : notre regard s’y promène comme sur un sentier de forêt.

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Les personnages de La Saison des provisions ont tous, jusqu’au plus petit oiseau, des visages expressifs – qui déclenchent chez le lecteur une réaction physique de mimétisme. Anthropocentrisme ? On pense au célèbre primatologue Frans de Waal (revenu récemment en librairie avec Différents), pour qui la crainte de l’anthropocentrisme ne doit pas nous faire tomber dans le péril inverse, l’anthropodéni – ou cette croyance absurde (presque créationniste) que nous n’aurions rien en commun avec le monde animal. Ce magnifique album d’une licenciée en biologie nous entraîne précisément à retrouver l’intelligence animale, comme la capacité des bestioles à planifier et renoncer à un plaisir immédiat au profit d’un bonheur futur – ce que nous attribuons à notre lobe frontal. Car il en faut, du lobe frontal, pour enterrer des noisettes en été dans l’espoir de les retrouver au milieu de l’hiver. Mais ce que ce livre a de meilleur est sous nos yeux : son dessin extraordinaire de vie, ses fruits bombés et charnus comme ceux de Bernadette Gervais quoique dans un style très différent, lequel mêle feutres, encres et pastels. On est proche ici, dans cet univers d’entraide qui n’est pas vraiment le « tous contre tous » darwinien, de ce que l’art du dessin peut donner de meilleur.

La Saison des provisions Fleur Oury, Les Fourmis rouges, à partir de 5 ans.

Quatre saisons, quatre plumages

Petit rattrapage des albums de confinement avec ce superbe Rouge-queue, quatre histoires d’oiseaux chez les Nantais de MeMo. Les visuels sont plus minimalistes que chez Fleur Oury ; on aime aussi. Les quatre oiseaux de ce recueil de nouvelles visuelles sont, pour le coup, anthropomorphisés : le rouge-queue étend son linge, conte fleurette à sa mie… Le rouge-gorge possède un poêle à bois, une doudoune, et un bonnet péruvien. Anne Crausaz s’y entend pour projeter ses volatiles dans des aventures instructives. Un album qu’on trouve encore sur les tables des libraires deux ans après parution, ce qui en dit long sur son étoile qui n’est pas près de pâlir.

Rouge-queue, quatre histoires d’oiseaux Anne Crausaz, MeMo, à partir de 4 ans.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne