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"Le paradoxe de Mauroy est d’avoir été un acteur décisif à la charnière de deux époques. Il fut en un sens le dernier d’une grande tradition (la gauche réformatrice issue du monde ouvrier) mais aussi peut-être le premier à avoir sonné le glas de celle-ci en contribuant à saper les bases qui avait permis sa naissance et ses développements."
"Le paradoxe de Mauroy est d’avoir été un acteur décisif à la charnière de deux époques. Il fut en un sens le dernier d’une grande tradition (la gauche réformatrice issue du monde ouvrier) mais aussi peut-être le premier à avoir sonné le glas de celle-ci en contribuant à saper les bases qui avait permis sa naissance et ses développements."
PHILIPPE HUGUEN/AFP

"Pierre Mauroy, une sorte de 'en même temps' socialiste, qui nous plonge dans les contradictions de notre présent"

La chronique de Jean-Numa

Par Jean-Numa Ducange

Publié le

Notre chroniqueur Jean-Numa Ducange a lu « Pierre Mauroy. Le dernier socialiste » de Pierre-Emmanuel Guigo, paru aux éditions Passés composés. L'ouvrage dresse un portrait flatteur du « dernier socialiste » sans révéler la part d'ombre du personnage, lequel contribua à saper les bases de la gauche réformatrice issue du monde ouvrier.

Dans un ouvrage bien mené et stimulant, Pierre-Emmanuel Guigo nous dresse un portrait plutôt louangeur de Pierre Mauroy (Pierre Mauroy. Le dernier socialiste, Passés composés) connu pour avoir été l’emblématique maire de Lille avant Martine Aubry, et surtout le premier ministre des débuts de François Mitterrand (1981-1984). Au point d’oublier parfois les contradictions d’un personnage qui assuma des choix dont nous payons peut-être encore les conséquences aujourd’hui.

Mauroy, c’étaient les jours heureux ?

À l’heure où les gauches semblent de nouveau confrontées à des choix stratégiques de première importance, Guigo nous envoie un message clair : Mauroy, c’était le dernier socialiste. Sans la définir avec précision, il évoque une sorte de longue séquence relativement heureuse allant de Jaurès à Mauroy en passant par Blum et quelques autres. Leur point commun ? Tous auraient contribué à faire voter des lois en faveur des travailleurs. Bref, c’était l’époque où la « gauche essayait », titre d’un ouvrage de Serge Halimi (Quand la gauche essayait, Arléa, 2000).

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Mais heureusement Guigo n’est pas Halimi - le pamphlet de ce dernier passant au lance-flamme toute l’histoire de la gauche peut être plaisant, mais ne nous dit finalement pas grand-chose - et se montre souvent subtil. Il a assurément des arguments pour plaider en faveur de Mauroy. L’homme vient d’un milieu plutôt populaire et incarne la tradition enseignante et laïque de la vieille SFIO. Il n’a certes jamais été parmi les plus à gauche du parti mais on le voit sincèrement attaché à la réforme sociale.

Et 1981, ce n’est pas rien : abolition de la peine de mort, dépénalisation de l’homosexualité, quatrième semaine de congés payés, augmentation du nombre de fonctionnaires, entre autres. Le dernier socialiste ne le repeint pas pour autant en rouge… mais donc certainement pas en traître. On appréciera les développements montrant comment fut pris le fameux « tournant de la rigueur » de 1983… Qui n’en est pas vraiment un, les logiques des contraintes économiques étant envisagées et intégrées en réalité bien plus tôt.

Connaisseur du PS, notre historien nous montre aussi l’autre Mauroy, que l’on connaît souvent moins, celui qui fut maire de Lille mais aussi, après la décomposition de l’URSS, celui qui prit la présidence de l’Internationale socialiste avant de fonder un think-tank bien connu aujourd’hui, la Fondation Jean-Jaurès. Un grand homme de congrès, aussi, avec toute l’habileté et les bassesses que cela implique. Excepté ce dernier point, tous les dirigeants socialistes ne peuvent pas (et ne pourront pas) s’enorgueillir d’un tel bilan !

Des choix… et des aveuglements ?

Au-delà des contraintes économiques objectives et de l’épreuve du pouvoir, toujours complexes, l’époque de Mauroy est aussi celle des débuts de la désindustrialisation du pays. Le début d’un cycle infernal. Guigo est précis, et revient sur cet épisode. Mais là où l’on est plus circonspect, c’est qu’il ne compare pas les choix de Mauroy à d’autres – on pense à ceux effectués en Allemagne de l’Ouest où l’on maintiendra davantage une politique industrielle spécifique.

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On aurait aimé ici mieux comprendre, et en savoir plus : pourquoi n’a-t-il pas pris la mesure sociale et politique d’un tel changement de paradigme ? D’autant plus que nous parlons d’un « nordiste » Qui verra donc jusqu’à son dernier souffle monter inexorablement le Front national sur ses terres natales. Sans nécessairement, semble-t-il, s’interroger en profondeur sur tout cela.

Et au même titre que la construction européenne lui semblait irréversible et bénéfique, il ne semble avoir guère saisi l’onde de choc qu’a représenté l’effondrement du soviétisme. Après 1991, il pensait que les sociaux-démocrates allaient l’emporter partout ou presque, en intégrant les débris des partis communistes qui subsistaient. Ce n’était pas comprendre ce qu’un acteur, nous semble-t-il plus lucide, Henri Weber (ancien trotskiste devenu dirigeant du PS) avait bien pointé, en son temps, au tournant du siècle : selon lui la débâcle totale du « camp socialiste » à l’Est affecte finalement le socialisme lui-même, y compris la social-démocratie.

Si personne ne regrette l’époque de Brejnev, le double effet de la désindustrialisation à l’ouest et la difficile transition à l’Est dans les années 1990 montraient bien que rien ne serait plus comme avant. Miser sur une expansion des sociaux-démocrates partout en Europe a d’ailleurs semblé, dans un premier prophétique : en 2000 la majeure partie des gouvernements de l’UE étaient dirigés par des sociaux-démocrates. Mais on connaît la suite. Mauroy aurait d’ailleurs dit à Jospin que « ouvrier, ce n’est un gros mot »… En 2002. Trop peu, trop tard ?

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Le paradoxe de Mauroy est donc d’avoir été un acteur décisif à la charnière de deux époques. Il fut en un sens le dernier d’une grande tradition (la gauche réformatrice issue du monde ouvrier) mais aussi peut-être le premier à avoir sonné le glas de celle-ci en contribuant à saper les bases qui avaient permis sa naissance et ses développements. Une sorte de « et en même temps » socialiste, qui nous plonge dans les contradictions de notre présent.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne