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[TRIBUNE] "Wajdi Mouawad a raison de refuser de déprogrammer Bertrand Cantat"
"Le péché de Wajid Mouawad ? Avoir proposé à Bertrand Cantat, qui a purgé la peine de prison à laquelle il a été condamné pour le meurtre de Marie Trintignant, d’écrire la musique de sa prochaine pièce"
Jean-Marc Lallemand / BELGA MAG / Belga via AFP

[TRIBUNE] "Wajdi Mouawad a raison de refuser de déprogrammer Bertrand Cantat"

Point de vue

Par Sabine Prokhoris

Publié le

Le refus de Wajdi Mouawad, directeur du Théâtre de la Colline, de déprogrammer Bertrand Cantat et Jean-Pierre Baro a créé une polémique dans certains milieux féministes. Sabine Prokhoris, philosophe, psychanalyste et auteur de plusieurs ouvrages, dont le récent « Le Mirage #MeToo » (Le Cherche midi), explique pourquoi il a raison de ne pas céder.

Sous l’étendard de #MeToo théâtre, dernier avatar du mouvement planétaire né il y a quatre ans dans le sillage de l’affaire Weinstein, les attaques bruyantes et les pressions venues de tout bord se multiplient à l’encontre de l’auteur/metteur en scène et actuel directeur du Théâtre de la Colline Wajid Mouawad – y compris de la part de la ministre de la Culture, qui a cru bon sur France Inter d’exprimer sa réprobation.

Le péché de Wajid Mouawad ? Il est double : avoir proposé à Bertrand Cantat, qui a purgé la peine de prison à laquelle il a été condamné pour le meurtre de Marie Trintignant (sous la qualification de violences ayant entraîné la mort), d’écrire la musique de sa prochaine pièce ; programmer une création du metteur en scène Jean-Pierre Baro, objet en 2019 d’une plainte pour viol, classée sans suite au terme d’une procédure judiciaire régulière qui l’a innocenté.

Dictature de #MeToo

De la façon la plus ferme Wajid Mouawad, refusant de se laisser intimider, a fait savoir qu’il ne céderait pas à ces injonctions de censure, qui en rappellent d’autres, comme celles qui visèrent il y a quelques années Kanata, la pièce de Robert Lepage programmée par Ariane Mnouchkine avec le Théâtre du Soleil, et Les Suppliantes d’Eschyle mises en scène par Philippe Brunet. « Appropriation culturelle » scandaleuse avaient vociféré les activistes – docilement obéis par la quasi-totalité des producteurs de Kanata qui se retirèrent du projet. « Racisme » au motif d’un supposé « blackface » des acteurs pour Les Suppliantes, dont la représentation eut finalement lieu – sous protection policière – quelques mois après avoir été empêchée par la force.

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Cette fois, c’est la redoutable dictature de #MeToo, sûre de sa légitimité absolue confortée par nombre de commentateurs – et, plus inquiétant, par la démission intellectuelle et politique des institutions et des plus hautes autorités de l’État –, qui veut s’exercer. Et au nom du hashtag désormais sacré, voici que renaissent, sans aucun frein, les chasses aux sorcières anciennes, ou plus récentes (maccarthysme, épurations politiques en régimes non démocratiques).

« C’est l’homme de théâtre qui donne ici à tous une impeccable leçon de droit »

Dans un communiqué aux termes soigneusement pesés, Wajid Mouawad indique notamment ceci : « Si j'adhère sans réserve aux combats pour l'égalité entre les femmes et les hommes et à celui contre les violences et le harcèlement sexuel, je ne peux en aucun cas appuyer ni partager le sacrifice que certains font, aux dépens de la justice, de notre État de droit. »

C’est l’homme de théâtre qui donne ici à tous une impeccable leçon de droit : la juste cause des violences faites aux femmes ne saurait justifier qu’un activisme militant dopé par les réseaux (a)sociaux impose ses diktats délétères à l’État de droit, selon des méthodes justicières dignes des procès d’Inquisition.

Bertrand Cantat a payé sa dette à la société, qui l’a jugé selon les règles de la procédure pénale. Il est quitte. Sauf à envisager la peine comme une vengeance éternelle que nulle expiation ne saurait jamais assouvir – « Ni oubli, ni pardon » proclame un slogan du collectif Les Colleuses – il a le droit d’exercer son métier. Jean-Pierre Baro a été reconnu innocent par la justice. Pour autant, sous la pression des personnels du Théâtre des quartiers d’Ivry qu’il dirigeait, et des associations militantes, il s’est trouvé contraint à la démission, sans pouvoir compter sur le moindre soutien du ministère de la Culture. Aujourd’hui, les équipes de la Colline indignées ne veulent pas avoir à le croiser, non plus que Bertrand Cantat.

Défendre l'État de droit

Les propos de Wajid Mouawad, d’une parfaite clarté, viennent faire pièce à la confusion et à la violence croissantes entretenues par la communion fanatique dans la religion #MeToo.

Car non, une accusation ne vaut pas preuve. Non, des dénonciations en foule sous influence de slogans simplistes ivres de pseudo-concepts – « culture du viol », « emprise », « oppression systémique »,… –, ne sont pas des « révélations », jusqu’à ce que la justice ait établi les faits, selon les règles de la procédure pénale.

Non, la présomption d’innocence n’est pas une insulte faite aux plaignantes.

Non, la condamnation à la mort sociale à l’égard d'un coupable ayant accompli sa peine, marque d’infamie imprimée au fer rouge qui s’abat aussi sur quiconque aura été décrété « porc », ne saurait faire partie des sanctions prévues dans l’arsenal juridique d’une nation civilisée.

Ces rappels salutaires, que l’on aurait aimé entendre dans la bouche de Madame Bachelot, ont cependant suscité d’étranges commentaires.

Nous en retiendrons ici quelques-uns, emblématiques.

« Ces remontrances au nom du Bien et de la Cause des victimes appellent quelques remarques »

Wajid Mouawad, accusé de « créer la controverse », ou encore de « balancer du kérosène dans la grande vague de contestation #MeToo théâtre », en choisissant des « invités infréquentables » (sic), « brandit comme un manifeste » les principes de l’État de droit, a-t-on pu lire.

D’autre part, il lui a été reproché de n’avoir pas cherché à pondérer ces principes (assurément contraignants, et aux yeux des activistes expression d’un droit « patriarcal ») par un « positionnement moral » qui aurait dû le conduire à davantage de « retenue ».

Ces remontrances au nom du Bien et de la Cause des victimes – reconnues ou autoproclamées, c’est tout un pour #MeToo – appellent quelques remarques.

En premier lieu, ceci : qui « crée la controverse » ? Wajid Mouawad ? Ou les activistes et groupes de pression de #Metoo théâtre, au mépris de l’État de droit et, au passage, de la liberté de création ?

« Que les principes de l’État de droit se voient ainsi ravalés au rang d’outils de propagande, voilà la distorsion »

D’autre part, peut-on sérieusement écrire que rappeler les principes fondamentaux de l’État de droit équivaut à les « brandir comme un manifeste » ? Ces principes vaudraient-ils donc en l’occurrence comme de simples slogans ?

Nous nous trouvons là face à deux des fonctionnements caractéristiques du mouvement : l’inversion, et la distorsion.

Que les principes de l’État de droit, garantissant l’égalité de tous devant la justice, se voient ainsi ravalés au rang d’outils de propagande – une énormité tranquillement assenée –, voilà la distorsion.

L’inversion ensuite : selon cette logique parfaitement perverse, le fautif, c’est Wajid Mouawad, au motif qu’il entend respecter le droit, et le fait savoir. Le monde à l’envers, mais telle est la nouvelle normalité à l’ère de MeToo.

Enfin, on observera que ces indignations destructrices du contrat démocratique opèrent en jouant la morale contre le droit. Là encore un des leitmotive du discours de MeToo, destiné à assurer son hégémonie incontestable : ainsi la philosophe Manon Garcia soutient-elle que certes il y a une définition pénale du viol, mais qu’il faut y ajouter une « définition morale » (plus « vraie » sans doute).

À quand un ministère de la Promotion de la Vertu de Prévention du Vice, où pourraient harmonieusement fusionner le ministère de la Culture et celui de la Justice, sous la férule de #MeToo ?

Relisons, en guise d’antidote contre l'aveugle tentation de jours si sombres, La (trop actuelle) Lettre écarlate, de Nathaniel Hawthorne.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne