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Job dating de profs : "Si la volonté était de dépoussiérer l'image du métier, c'est raté"
Même si le rectorat n'utilise pas officiellement les termes de « job dating » ou de « speed dating », la journée de recrutement en avait tout l'air avec l'imaginaire que cela évoque, un côté « venez comme vous êtes », à la manière des jobs étudiants de McDonald's.
Anthony Cortes / Marianne

Job dating de profs : "Si la volonté était de dépoussiérer l'image du métier, c'est raté"

Vu de ma classe

Par Max Heze

Publié le

La récente session de « job dating » pour recruter des enseignants a beaucoup fait parler chez les professeurs eux-mêmes, note Max Heze, qui enseigne lui-même l'histoire-géo dans un collège de zone périurbaine. Si le recours aux contractuels n'a rien de nouveau, cet évènement intervient malheureusement au pire moment, en pleine période de démobilisation des agents en poste.

En cette fin d'après-midi, la chaleur est encore écrasante. J'arrive un peu à l'avance pour la sortie de l'école et cherche une oasis. La petite place, là-bas, avec son parking, son terrain de pétanque, ses bancs et surtout ses grands platanes fera parfaitement l'affaire. « Alors, ça tape fort hein ? » À peine assis, un papy jovial m'interpelle. « Bon, ils annoncent des orages, on ne va pas se plaindre hein ? Les gens râlent toujours pour tout et pour rien, enchaîne-t-il. Il faudrait pas non plus que ça ravine trop le sol, ce n'est pas bon pour le jardin. » Je n'ai pas le temps d'en placer une qu'il commence à gueuler : « Braaaaque, mais braque ! » Tel un chien jaune qui fait la circulation sur le pont d'un porte-avions, le retraité orchestre les manœuvres de stationnement. Un petit coup de klaxon en guise de réponse, l'amiral du bitume semble connu dans le quartier. Aucun automobiliste n'échappe à ses conseils, même pas ceux qui, à l'autre bout de la place, n'ont aucune chance de l'entendre.

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« Tiens v'là l'autre artiste », rigole-t-il en voyant arriver un pote. Avant de le diriger lui aussi : « Mais gare-toi en bataille, tu vois bien que tu n'y arriveras pas sinon ». L'autre baisse la vitre, rigolard : « Ben viens prendre le volant R. au lieu de rester le cul sur ton banc ». S'ensuit une discussion entre les deux copains, comme il y en a des milliers d'autres au même moment, où toute l'actualité est commentée. La météo qui s'en va à vau-l'eau, le jubilé de la reine qui transforme cette petite ville de banlieue en bout du Commonwealth, les législatives qui ne serviront à rien. Petit à petit, je décroche quand soudain : « De toute façon ton permis, tu l'as eu en vingt minutes toi, comme ton poste de prof ». « Je suis à la retraite et bien content », répond l'autre, goguenard. J'étais loin, très loin de penser à la maison mère, mais décidément le « job dating » de Versailles a marqué les esprits, et cela tourne à la blague nationale.

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Le recrutement express de 2000 enseignants contractuels par la plus grande académie de France a été abondamment commenté par les médias. L'information est passée en boucle sur les chaînes d'info, donnant lieu à de nombreux débats. Les réseaux sociaux se sont vite emparés de l'affaire, souvent pour la tourner en dérision. « J'ai servi l'apéro hier, je vais pouvoir ouvrir une brasserie », « J'ai soigné la gastro de mes enfants, je peux devenir médecin » et cætera.

J'arrive après la bataille, comme de Grouchy à Waterloo. Les mêmes touches d'humour sont entendues en salle des profs, teintées d'amertume, et parfois de colère. Le recours aux contractuels n'est pas une nouveauté, loin de là. On connaît leur « utilité » pour l’administration et les comptes publics : souplesse du contrat, salaires inférieurs, pensions futures moindres notamment. Un agent de la fonction publique sur cinq l'est actuellement. Certains sont embauchés pour une mission bien déterminée, mais les collègues profs sous ce contrat remplissent les mêmes fonctions qu'un certifié ou qu'un agrégé et sont reconduits souvent d'année en année, enlevant toute notion de ponctualité à leur engagement.

Dévalorisation

Le statut est parfois un choix. Des collègues, souvent après une première carrière professionnelle, peuvent ne pas souhaiter passer les concours pour éviter une mutation à l'autre bout de la France qui les éloignerait de leur famille. Cela peut aussi être un étrier avant d'embrasser définitivement le métier. J'ai moi-même commencé comme cela. Après quelques errances professionnelles, j'ai bêtement répondu à une annonce de Pôle emploi pour donner des cours dans un collège du privé sous contrat éloigné de tout transport public, en difficulté pour attirer des enseignants, c'était il y a plus de quinze ans, déjà. La sélection n'avait pas été très exigeante, encore avais-je une licence d'histoire mention géographie et une maîtrise d'histoire qui attestaient de mes connaissances dans le domaine. Le principal avait eu l'air soulagé.

L'année suivante, j'avais rempilé pour quelques heures seulement afin de me consacrer au Graal, le concours. Si j'avais été pénalisé pour les écrits – préparer des cours et le concours est chronophage évidemment – cela m'avait été d'une grande utilité à l'oral où j'étais plus à l'aise que mes camarades de promo, fraîchement sortis des bancs de l'université et sans expérience du terrain. Cette histoire-là, des dizaines de milliers d'enseignants aujourd'hui certifiés ou agrégés peuvent aussi la raconter. D'où vient donc le malaise alors que la pratique est déjà largement répandue ?

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D'abord le contexte. Le « job dating » a eu lieu en pleine campagne pour les élections législatives, où chaque polémique est bonne à exploiter, c'est le jeu démocratique. Il vient surtout après les différentes alertes des organisations syndicales sur la future pénurie d'enseignants à la rentrée suite aux publications du nombre d'admissibles aux différents concours. Alertes balayées par le ministère qui avait, selon ses dires, anticipé le problème. Le discours « tout va très bien Madame la Marquise » traduit une certaine incapacité des autorités à reconnaître une difficulté, cela fait étrangement écho aux événements du Stade de France, où les responsables politiques se sont défaussés, provoquant l'exaspération de nombreux Français et étrangers, Britanniques en tête. Saint-Denis, morne plaine. Or, reconnaître et apprendre de ses erreurs est un mantra que l'on répète aux élèves. L'attitude arc-boutée de l'administration qui n'a jamais tort est contre-productive et est vécue comme infantilisante.

La manière ensuite. Si la pénurie était anticipée, pourquoi ne pas avoir organisé deux sessions de concours comme c'était déjà le cas au moment de la mastérisation ? Même si le rectorat n'utilise pas officiellement les termes de « job dating » ou de « speed dating », la journée de recrutement en avait tout l'air avec l'imaginaire que cela évoque, un côté « venez comme vous êtes », à la manière des jobs étudiants de McDonald's. Si la volonté était de dépoussiérer l'image du métier, c'est raté. Cela évoque davantage les petits boulots précaires et mal payés et contribue à dévaloriser l'image d'une profession déjà à la peine. C'est d'autant plus regrettable qu'il ne s'agissait en réalité que d'une première sélection et que les lauréats auront le droit, a priori, à une formation de deux semaines, plus que la plupart des contractuels engagés actuellement.

Généralisation ?

On touche ici à un troisième problème : et si le procédé venait à se généraliser ? De 14 % en 2017, le nombre de contractuels a bondi à 22 % en 2021 dans l’Éducation nationale – c'est une moyenne, les AESH, en charge des enfants en situation de handicap, sont contractuels à 87 %. Si l'opération n'avait certainement pas pour but d'ouvrir le sujet, il fallait répondre à une urgence. La question se pose, d'autant plus que les agents n'ont pas vraiment de boussole ces derniers temps. Réserve oblige, le nouveau ministre ne s'exprime pas encore, les projets pour l'éducation, priorité nationale, restent très flous. Vu comme un tremplin pour entrer dans le métier avant le concours, ou avant une titularisation, le mode de recrutement n'est pas absurde, il permet aussi d'aller chercher des profils différents, qui peuvent être une richesse.

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Mais si la méthode se pérennise et surtout se généralise, on comprend l'appréhension des collègues. La différence de statut est énorme, ceux qui demandent des crédits le savent bien. La société est sommée d'évoluer vers plus de souplesse, de mobilité dans la carrière, la sécurité de l'emploi est devenue presque ringarde. Étrange que le discours ne soit pas arrivé jusqu'aux banques, pour qui le statut de « fonctionnaire » n'a rien d'incongru au moment de signer le chèque. La flexibilité heureuse pour la France d'en haut, souvent pourvue d'un patrimoine et moins sensible aux aléas financiers, la galère pour les autres. Tel est le message reçu.

Parmi les candidats recrutés, certains se révéleront de très bons enseignants, d'autres se reconvertiront au bout de quelques semaines. Des échecs après des concours réussis, cela existe également. La différence entre l'idée que l'on se fait du boulot et sa réalité est souvent importante. On peut aussi se réjouir que de nombreux candidats aient mis en avant la volonté de faire un métier qui ait du sens, selon l'expression un peu éculée. Le job a une utilité sociale reconnue. Mais l'opération s'inscrit dans un contexte de grande démobilisation des agents en poste, où, outre la question des salaires, celle de la respectabilité du métier est aussi un enjeu après des années de communication brouillée et d'un « prof bashing » vivement ressenti.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne