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"Le grand jabadao", un polar sur les traces de Gauguin : la critique d'Éric Naulleau
Jean Luc Coatalem,
ULF ANDERSEN / Aurimages via AFP

"Le grand jabadao", un polar sur les traces de Gauguin : la critique d'Éric Naulleau

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Par Eric Naulleau

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Avec « Le grand jabadao » (Le Dilettante), « comédie armoricaine » réjouissante à partir d'un tableau inconnu de Paul Gauguin, Jean-Luc Coatalem propose une sorte d'autoportrait de l'écrivain-voyageur.

Tous les galeristes du monde vous le confirmeraient, semblable opportunité ne se présente pas deux fois dans une carrière. Non content de prétendre détenir un tableau inconnu de Gauguin, le dénommé Abraham Kerven se montre disposé à le céder contre une somme en liquide plutôt modeste. Ce souci de discrétion ne tient pas uniquement à des considérations fiscales.

Il se trouve que l’œuvre représente l’arrière-grand-mère du propriétaire dans la même pose que le modèle de L’Origine du monde signé Gustave Courbet – le voisinage comprendrait mal qu’on fasse commerce de l’intimité de mamie, même si en termes fort poétiques ces choses-là sont dites : « Au milieu, deux cuisses ouvertes sur un aplat bleu, un bleu cobalt, pareil à un ciel saturé qui se serait posé sur la couverture de lit aux bords frangés, ou plutôt qui serait devenu la couverture elle-même, et cette fleur de chair affichant sa luisance nacrée, la toison en une mousse fauve, le doigt au milieu. »

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De quoi convaincre Bastien Scorff d’abandonner ses cimaises du quai Voltaire, direction la Bretagne profonde et une île au trésor pictural où un insistant fumet d’embrouille se mêle bientôt au parfum du goémon, d’autant que l’associé du marchand d’art se met en tête de doubler celui-ci. Et entre ainsi en branle le grand jabadao, mot dont une note nous instruit qu’il désigne une danse traditionnelle de Basse-Bretagne et par extension un charivari.

Écrivain-voyageur

L’ensemble évoque tout de même davantage un excellent polar que la « comédie armoricaine » affichée en sous-titre, quoique Jean-Luc Coatalem déploie une palette très variée et ne cesse d’enrichir le noir par diverses touches de couleur. En plus des péripéties de l’intrigue, on appréciera ainsi la reconstitution de « la thébaïde avant-gardiste » du Poldou où Gauguin et ses compagnons s’étaient établis après avoir soupé des charmes de Pont-Aven, tout comme la manière dont l’auteur, par l’intermédiaire d’un de ses personnages, joue avec ironie des récents assauts du wokisme et de la cancel culture contre l’immense artiste : « Il y aura bien une association pour crier à la pornographie, à jeter en pâture son passé de mâle blanc, colonisateur et jouisseur, je fais confiance aux Anglo-Saxons. Le scandale montera tout seul, un siècle et demi plus tard, ce sera juteux et pour ma pomme. »

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Jean-Luc Coatalem a passé son enfance en Polynésie, lointains extrêmes dont l’importance est bien connue dans la vie et l’œuvre de Gauguin, mais sans doute le romancier et le peintre ont-ils encore bien davantage en commun : « Gauguin rêva ici à ses embarquements, Java, le Tonkin, Madagascar avec une maison en terre, enfin Tahiti, répondant à cette terrible démangeaison d’inconnu, cet Ailleurs qui le hantait plus que les autres. (…) Il lui fallait quitter les vieux parapets, coûte que coûte, pour des terres vierges et des aubes ! Comme un mouvement interne à ne jamais suspendre. » Il n’est pas interdit de voir dans ces lignes un autoportrait de notre écrivain-voyageur.

Le grand jabadao, Jean-Luc Coatalem, Le Dilettante, 192 p., 17 €. Jean-Luc Coatalem a par ailleurs consacré un essai à Paul Gauguin sous le titre Je suis dans les mers du Sud (Grasset, 2001 et Le Livre de Poche, 2003).

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