Accueil

Société Médias
Pour Christophe Deloire, "il faut trouver les moyens d’empêcher que les médias soient transformés en danseuses".
Pour Christophe Deloire, "il faut trouver les moyens d’empêcher que les médias soient transformés en danseuses".
Thomas SAMSON / AFP

Christophe Deloire: "Il ne faut pas que les aides publiques à la presse donnent un jour un levier au politique"

Entretien

Propos recueillis par

Publié le

Les États généraux de l'information voulus par le président Emmanuel Macron ont commencé leurs travaux. Christophe Deloire, le délégué général, par ailleurs directeur général de Reporters sans frontières (RSF), répond aux interrogations qui se posent au vu de la composition et du rôle assigné aux différents groupes de travail.

La faible représentation des patrons de presse, l’absence d’une table ronde sur le financement des médias – crucial quand l’on sait que la presse quotidienne française est exclusivement détenue par des milliardaires – sont au cœur des questions suscitées par les États généraux de l'information, qui ont démarré leurs travaux le 3 octobre. Comme le sont la puissance des plates-formes numériques ou la menace de la mise sous tutelle de la presse lors de nouvelles élections. Christophe Deloire, délégué général des États généraux de l'information et par ailleurs directeur général de Reporters sans frontières (RSF) s’explique aussi sur l’absence de représentants de sites indépendants comme Mediapart comme sur le fait qu’il n’y ait pas de table ronde sur l'édition, contributeur pourtant essentiel à l’information.

Marianne : En 2008, quand Nicolas Sarkozy avait lancé les États généraux de la presse, il s’était principalement appuyé sur les groupes de presse français, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui quand on voit la composition des groupes des États généraux de l’information [dans lesquels on retrouve, entre autres, l'ex-présidente de la CNIL, une politologue, une professeure de droit public, …]. Comment l’expliquez-vous ?

Christophe Deloire : Le champ de réflexion n’est pas le même que celui des États généraux de la presse écrite à l’époque de Nicolas Sarkozy. À ce moment-là, je dirigeais une école de journalisme [le Centre de formation des journalistes, CFJ] et j’avais remarqué que les patrons de presse étaient prédominants. Ces États généraux avaient entraîné la création du statut d’éditeur de presse en ligne mais les résultats étaient trop minces. La responsabilité des États généraux de l’information de 2023-2024 incombe à un comité de pilotage composé de cinq personnes aux profils très diversifiés : un ancien vice-président du Conseil d’État, une spécialiste de l’intelligence artificielle, une ancienne directrice de journaux, une économiste des médias et moi-même.

À LIRE AUSSI : Aux États généraux de l'information, la presse cherche à ne pas mourir... sans finir en truc pour riches et séniors

Le périmètre est très large, du financement du journalisme et du statut des journalistes jusqu’aux réseaux sociaux et à l’intelligence artificielle (IA) , en passant par l’éducation à l’information et aux médias. Aux bouleversements technologiques majeurs, nous devons répondre de manière systémique, holistique, transversale. Nous avons posé dès le début le principe qu’il fallait articuler principes démocratiques comme le pluralisme et l'indépendance de l’information d’une part, et les réalités économiques d’autre part.

Pourquoi n'y a-t-il pas de table ronde sur le financement économique des médias alors qu’on assiste à une appropriation des médias par des milliardaires, favorisée par des aides d’État que le ministère de la Culture a rendu publiques ?

Il y a quelques années, Reporters sans frontières (RSF) a publié une enquête internationale intitulée « Médias : les oligarques font leur shopping » . C’est un phénomène mondial. Parmi d’autres, la République tchèque, la Hongrie, l’Inde et le Brésil sont dans ce même cas. La France n'est pas un pays de grande concentration horizontale des médias comme les Pays-Bas, la Norvège ou l’Allemagne. Nous n’avons pas de gigantesques groupes nationaux, en comparaison de nos voisins.

À LIRE AUSSI : Arnault, Niel et Dassault accaparent les aides à la presse… et c'est le gouvernement qui le montre

Mais la France est un pays de concentrations verticales, où les médias appartiennent souvent à des groupes qui ont des intérêts économiques dans d’autres secteurs. Des gens puissants à qui la détention d’un média confère une puissance supplémentaire. Cela ne fait pas des journalistes de simples petits soldats à la solde des propriétaires, mais qui pourrait dire que cette structure capitalistique est sans influence sur les lignes éditoriales et, à la fin, sur le contenu ? Les Français ne s’y trompent pas : à chaque fois qu’on leur pose la question de la confiance envers les journalistes, ils répondent que ces derniers ne sont pas indépendants de l’argent et, subsidiairement, du politique. La question de l’argent vient en premier.

Tout découle du financement des médias.

La faiblesse économique des médias découle de raisons historiques pour certaines liées à la distribution de la presse. Nombre de médias ont du mal à boucler les fins de mois et à investir. La reprise par un milliardaire ou un groupe industriel s’est souvent révélée la condition de la survie. À cette situation s’ajoute aujourd’hui le pouvoir faramineux des plateformes numériques qui soutiennent les médias comme la corde le pendu.

À LIRE AUSSI : Pluralisme et indépendance des médias en France : un concentré de mauvaises habitudes

Le sort des médias est entre les mains de sociétés étrangères hyperpuissantes qui, d’un changement d’algorithme, peuvent tuer les médias et qui, en attendant de le faire, les assèchent par la captation de la publicité. Sauf qu’un média disposant comme Le Monde de 400 000 abonnés internet, ou Mediapart avec ses 200 000 abonnés, est préservé d’un tel accaparement, le lectorat assurant sa survie…

Il ne faut pas juger de la qualité d’un système à ses exceptions positives. Le journalisme ne sera pas sauvé parce que les plus forts auront survécu.

Si le groupe Le Monde n’avait pas reçu les aides directes et les aides à la distribution, il aurait perdu, en 2022, près de 15 millions d’euros au lieu d’en gagner 3 millions. Ses concurrents sont dans la même situation. Demain, le pouvoir politique peut changer radicalement. Dès lors, ne craignez-vous pas que les médias puissent être mis sous tutelle ? Allez-vous vous pencher sur un mode de financement des médias qui leur garantisse l’indépendance par rapport au politique ?

La question du modèle économique des médias et de leur capacité de développement est au cœur des États généraux. Comment des investissements sont possibles sans qu’il soit porté atteinte à l’indépendance du journalisme et à la liberté éditoriale ? Nous n’allons pas effacer d’un coup de pinceau la situation actuelle. Tout ne serait pas réglé parce qu’on interdirait aux milliardaires de posséder des médias dès demain matin. Deux orientations sont cumulables : favoriser des modèles de développement sans concentration verticale, et, en cas de concentration verticale, trouver les moyens d’empêcher que les médias soient transformés en danseuses. Bref, prohiber les conflits d’intérêts. S’agissant de l’allocation des fonds publics, elle ne doit évidemment pas être discrétionnaire ni donner un levier au politique. Des aides à la presse comme celles relatives à la modernisation ne sont pas contestées.

Les aides à la diffusion profitent uniquement aux quotidiens… Pourquoi ne pas ouvrir une réflexion sur ces aides et pourquoi avoir donné une présidence de groupe à Sébastien Soriano, qui avait pris parti pour les quotidiens et contre les magazines quand il était président de l’Arcep (Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse) ?

Sébastien Soriano a dirigé l’Arcep et il a le profil pour diriger le groupe sur les plateformes numériques. La question des aides à la presse sera traitée par le groupe sur l’avenir des producteurs d’information, présidé par Christopher Baldelli. Des propositions pour l’indépendance éditoriale pouvant être reliées aux aides à la presse sont sur la table. Il y a le droit d’agrément de l’actionnaire, le droit de veto sur le directeur de la rédaction, mais aussi le renforcement de la loi Bloche, qui fait l’objet d’une mission d’évaluation à l’Assemblée nationale. Sans parler de la proposition de créer un délit de trafic d’influence dans le champ de l’information ou les propositions de la commission d’enquête sénatoriale sur les concentrations, dont David Assouline était le rapporteur et Laurent Lafon, le président. L’enjeu des États généraux de l’information, c’est de remettre la devise de la République, « liberté, égalité, fraternité » dans l’espace informationnel.

Les groupes de travail des États généraux de l'information fonctionnent sur un principe simple. Ils reçoivent des contributions mais ne sollicitent personne. N’avez-vous pas l’impression que cela ressemble au centralisme démocratique de naguère où les contributions des militants ou des citoyens n’étaient acceptées que si elles convenaient à la direction qui les réceptionnaient. Ne craignez-vous pas que cela fausse les résultats ?

Comme l’a dit le président des États généraux, Bruno Lasserre, nous n’avons pas vocation à nous substituer au Parlement et au gouvernement. Nous serons utiles si nous savons rester à notre place, tout en étant animés par le sens de l’intérêt général. La commission sur la concentration des médias du Sénat avait convoqué les grands patrons mais aussi les représentants de Mediapart ou du site spécialisé Les Jours. Notre comité de pilotage et les groupes de travail n’ont pas les pouvoirs d’une commission d’enquête parlementaire. Nous n’allons pas envoyer la maréchaussée si tel ou tel ne veut pas être auditionné. Dans le secteur du journalisme, nous recevons des sollicitations de toutes parts, d’organisations ou de personnes souhaitant être entendues, ou partager une contribution. Même de la part de ceux qui affichent leur scepticisme, j’observe des demandes très fortes sur de multiples sujets.

Pourquoi ces journalistes-là ne font pas partie des États généraux quand on s’aperçoit que vous accueillez des figures de la presse venant du Républicain lorrain du Monde ou de Ouest-France ?

Nous avons mis en place un système de candidatures pour les membres des groupes de travail, ce qui est signe d’ouverture. Si on regarde tous ceux qui ne font pas partie des groupes de travail et qui méritaient d’y être, nous trouverons en effet beaucoup de monde. Est-ce que la composition des groupes est pertinente ? À cette question cruciale, la réponse est oui. Nous avons cherché à constituer des groupes équilibrés de dix personnes qui ne viennent pas pousser leurs revendications. Par ailleurs, la participation sera totalement ouverte. Toutes les propositions seront reçues.

À LIRE AUSSI : Les grandes fortunes de France accaparent les aides à la presse

Le monde de l’édition ne comprend pas pourquoi il ne bénéficie pas d’un groupe de travail alors qu’il est, lui aussi, victime, du processus de concentration verticale et que les maisons d’édition jouent un rôle essentiel dans la production d’information à travers les documents et les essais.

Je suis bien placé comme auteur et ancien éditeur de livres pour reconnaître cette légitimité. C’est vrai, l’édition subit le même phénomène de concentration que celui de la presse mais nous n’allions pas traiter de l’ensemble du secteur de l’édition comme de celui du cinéma, même s’il y a des livres ou des documentaires liés à l’information. Nous regarderons attentivement toutes les propositions formulées sur les sujets relatifs à l'édition en lien avec l’information.

Votre abonnement nous engage

En vous abonnant, vous soutenez le projet de la rédaction de Marianne : un journalisme libre, ni partisan, ni pactisant, toujours engagé ; un journalisme à la fois critique et force de proposition.

Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne