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Comment expliquer le succès d’Ogawa Ito ? Ses romans ne sont pas que des recettes de cuisines, "La Papeterie Tsubaki" ou "Le Restaurant de l’amour retrouvé" transformaient le lecteur en ingrédient, "Le Goûter du lion" le raffine.
Comment expliquer le succès d’Ogawa Ito ? Ses romans ne sont pas que des recettes de cuisines, "La Papeterie Tsubaki" ou "Le Restaurant de l’amour retrouvé" transformaient le lecteur en ingrédient, "Le Goûter du lion" le raffine.
Leemage via AFP

"Le Goûter du lion" de Ito Ogawa : une expérience totale, littéraire et gastronomique !

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Ito Ogawa est connue en France depuis son magnifique « Restaurant de l’amour retrouvé », publié en 2015. Depuis, on sait qu’elle aime associer les sentiments aux expériences culinaires les plus délicates. « Le Goûter du lion » prolonge cet étonnant et délicieux voyage.

Si vous avez le don des larmes, ce splendide roman est fait pour vous. Je n’avais plus pleuré autant depuis qu’à 12 ans, j’ai lu le récit de la mort d’Athos dans Le Vicomte de Bragelonne. On pleure. On pleure au début, au milieu et à la fin. Mais comme le vin à la morphine que boit l’héroïne, l’âpreté des pleurs distille un bonheur apaisé lorsque vous posez le livre sur votre bibliothèque. Mouchez-vous quand même avant, pendant et après…

Shizuku a un cancer, stade 4. Inutile de le cacher : elle meurt. Comme nous tous et comme les livres que l’on ne finit qu’une fois. Elle a gagné la Maison du Lion, une maison de fin de vie où les Invités (les mourants) passent leurs derniers jours. Leur seule règle : utiliser leur temps comme bon leur semble.

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Dans cette Thélème de la Mort, la communion des individus s’organise tous les dimanches à 15h, autour d’un goûter. Chaque Invité décrit sur une feuille un souvenir lié à un mets qu’il souhaiterait redéguster avant son trépas. La tenante du lieu, Madonna – car il y a toujours un personnage au pseudonyme occidental chez Ogawa – tire au sort un papier chaque dimanche. Alors, chanceux celui qui a pu goûter une dernière fois le mochi pivoine de son enfance, le cannelé bordelais de son séjour en France – et malchanceux celui qui meurt avant de revoir son roulé à la crème de supermarché…

La prose d’Ogawa Ito amène au-delà des notions de chance et de malchance : le hasard est un fait dont le cancer n’est qu’une incarnation parmi d’autres. Si nous savons tous que « la vie ne se passe pas toujours comme prévu », ce n’est qu’avec Shizuku, confrontée aux œillades d’un vieux libidineux en fin de course, à la mort d’une petite fille accrochée à son dauphin en peluche, ou encore à un amour tué dans l’œuf pour un œnologue, que l’on a envie de comprendre la véritable portée de la phrase : « S’énerver, se mettre en colère, c’est fatigant, et ça ne fait que blesser l’autre. C’est souvent stérile » – c'est l’œnologue, Tahichi, le plus vivant des personnages du roman, qui dit ça.

La vie d'une banane

La Voie de la Mort, c’est la Voie de la Sagesse, c’est accepter sa mort tout en reconnaissant son envie de vivre. Trop philosophique dites-vous ? Non, juste assez. Comme il faut juste assez de soja salé pour équilibrer un soja sucré, et faire un bon douhua à la mode de Taïwan. C’est cet équilibre qui nous manque cruellement. Car comment expliquer autrement le succès d’Ogawa Ito ? Ses romans ne sont pas que des recettes de cuisines, La Papeterie Tsubaki ou Le Restaurant de l’amour retrouvé transformaient le lecteur en ingrédient, Le Goûter du lion le raffine.

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Chaque Invité, non plus nommé comme le veut la société civile mais comme il le choisit, cherche donc cet état de béatitude mais aussi la valeur des acquis auxquels il ne prête plus attention. Et là est le seul reproche que l’on pourrait faire aux éditions Picquier : oublier que les lecteurs français ne sont pas tous japonisants et que sans notes ils passent à côté de la quintessence du roman. Shizuku prend conscience de la beauté du banal grâce à une banane. À trente-trois ans… : « Et soudain le choc. Les bananes, je ne les avais vues que disposées sur des étals… Je me suis empressée de prendre mon téléphone et de chercher sur Internet à quoi ressemblait une banane à l’état sauvage… Je jetais à la poubelle la banane à moitié mangée oubliée sur un coin de table… Mais désormais, je savais. Je savais que la vie d’une banane avait autant de valeur que ma propre vie. »

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Or, le Bananier, c’est Matsuo Bashō, le poète itinérant de la seconde moitié du XVIIe siècle auquel on doit les plus célèbres haïkus. C’est la plante que le Bouddha a choisie pour représenter l’éphémère de la vie car sa fleur dépérit tout en fructifiant – à l’instar d’un grand livre. Et ce roman est un très grand haïku de 254 pages, avec tout ce qu’il faut de notations délicieuses, de désespoir souriant et d’adieu à la lumière de fin d’automne.

Ito Ogawa, Le Goûter du lion Picquier, 260 pages, 19 €
Et toujours : Le Restaurant de l’amour retrouvé Picquier Poche, 2015, 254 pages, 8 €

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne