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"J'ai fait l'amour en différentes langues" : hommage à George Steiner
George Steiner photographié en 2008.
Crédit photo : Saez Pascal, SIPA

"J'ai fait l'amour en différentes langues" : hommage à George Steiner

Histoire de lettres

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Disparu en 2020, George Steiner a laissé un souvenir marquant à tous les passionnés de littérature. Professeur admiré pour son éloquence, traducteur, essayiste et critique reconnu mondialement, il incarnait une certaine idée de l’intellectuel européen. Les Belles Lettres rééditent deux textes qui étaient devenus introuvables.

« La critique littéraire devrait naître d’une dette d’amour », écrit George Steiner en ouverture de son Tolstoï ou Dostoïevski (1959). Décédé en 2020 à l’âge de 90 ans dans sa maison de Cambridge au Royaume-Uni, l’éminent professeur de littérature n’a jamais cessé d’honorer cette dette. Parmi ses grands amours, il y avait bien sûr les classiques (Homère, Dante, Shakespeare), ceux qui le sont devenus (Joyce, Kafka, Péguy) mais aussi des philosophes (Heidegger, Kierkegaard). Sa conception de la critique, abreuvée aux meilleures sources, était éloignée de tout ressentiment. « Il est très rare que je puisse dire du mal d’un livre : en général, je n’en parle pas si je n’en reconnais pas la valeur. Je suis un critique positif : quand j’écris sur un livre, cela signifie aussi pour moi que je solde une dette de reconnaissance », confiait-il.

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Son traducteur en français, Pierre-Emmanuel Dauzat, témoigne en ce sens : « Il ne parlait que de ce qu’il aimait. Il aimait être en désaccord avec lui-même, c’est-à-dire lire en se décentrant, en se mettant à l’écart, pour voir surgir l'inouï. » Pourtant, quelques exceptions attestent d’un tempérament parfois irritable, surtout quand l’inauthenticité littéraire se manifeste sous ses yeux : « L’une des rares fois où j’ai transgressé cette règle, c’est précisément dans le cas d’un article pour le New Yorker consacré à Cioran : les œuvres de cet auteur puent le faux… » Mais Steiner avait compris l’essentiel, estime Juan Asensio, critique littéraire et auteur d’un Essai sur l’œuvre de George Steiner (2001) : « Saluer un auteur qui vous a précédé, dont l’œuvre est grande ou magistrale, c'est reconnaître explicitement qu'elle doit être servie, mais aussi s'inscrire dans ses traces, modestement, et lui répondre par un acte de création non pas égal mais, à tout le moins, respectueux. »

« Il ne faut pas déranger les grands »

La curiosité de Steiner le poussait à explorer certaines zones de turbulence. Il était fasciné par la force de subversion de la littérature qui est aujourd’hui sous-estimée. Pour Juan Asensio, « non seulement la culture littéraire de Steiner était vaste, ce qui lui permettait de tisser une foule de correspondances entre les textes, mais il ne craignait pas de s'aventurer dans les romans d'auteurs assez éloignés tout de même de son horizon politique (Céline, Rebatet ou encore Boutang). Aujourd'hui, plus personne n’accepte d'être étonné ou même scandalisé ».

La grande ouverture d’esprit de Steiner a d’ailleurs été immortalisée par FR3 en 1987 lors de l’émission « Océaniques ». Pendant près de deux heures, le critique, d’origine juive, dialogue avec le philosophe Pierre Boutang, royaliste et maurrassien. Un échange de très haute tenue où sont évoqués le mythe d’Abraham et le sacrifice d’Antigone. Steiner refusait de circonscrire son admiration pour des raisons politiques. Il consacra notamment un essai au philosophe Heidegger dont le soutien au régime nazi était avéré.

Si la rencontre avec l’auteur d’Être et Temps n’eut pas lieu, ce ne fut donc pas pour des raisons idéologiques mais parce que Steiner privilégiait une forme de réserve. « Il y a en effet une règle que j’ai toujours observée : il ne faut pas déranger les grands, qui ont bien d’autres choses à faire. Je n’ai d’ailleurs jamais pu supporter ceux qui jouent les importants en collectionnant les contacts avec les personnes célèbres », confiait-il dans un entretien posthume donné au critique italien Nuccio Ordine.

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Steiner, qui maîtrisait parfaitement quatre langues (l’anglais, le français, l’italien et l’allemand) mais qui pouvait lire d’en près d’une dizaine, rappelle les humanistes du XVIe siècle, défenseurs optimistes de l’unité de l’Europe et de son glorieux passé. « Cela lui permettait d’explorer le sous-main théologique, philosophique et littéraire des auteurs dont il parlait. Je crois qu’Umberto Eco pensait à son ami Steiner quand il disait : "l’Europe, c’est la traduction" », suggère Pierre-Emmanuel Dauzat. Dans sa vie personnelle, Steiner a su marier avec talent amour de la littérature, amour de la traduction et amour tout court : « J’ai eu le privilège extraordinaire de faire l’amour en parlant différentes langues (et j’ai beaucoup écrit sur ce thème) : le donjuanisme polyglotte a été pour moi très gratifiant, il m’a donné l’occasion de vivre plusieurs vies. »

Barbarie croissante

Ce goût de la vie et cet optimisme se sont teintés d’inquiétude avec les années. Voyant s’opérer une brutale transformation de la culture lors de la deuxième moitié du XXe siècle, Steiner s’est penché sur les liens entre le « Progrès » et l’avènement d’une barbarie moderne, notamment dans un essai intitulé Dans le château de Barbe-Bleue (1971) : « Rares sont ceux qui ont interrogé ou scruté les correspondances étroites qui existent entre les structures de l’inhumain et la matrice environnante des civilisations avancées. » Le critique, passionné de mathématiques, voyait aussi dans l’hyperspécialisation des savoirs un danger pour les humanités. L’idéal de l’homme encyclopédique porté par les Lumières apparaît comme une relique du passé au moment où les disciplines se fragmentent à l’infini.

Steiner, lecteur universel, ne pouvait que rejeter une telle approche. « Il savait appartenir au "monde d’hier" et se considérait comme une "sorte de survivant" : sa "patrie était le texte" », souligne Pierre-Emmanuel Dauzat. Il n’est pas aisé de nommer aujourd’hui un critique littéraire de l’envergure de Steiner. Est-ce le signe que ses inquiétudes étaient légitimes ? Doit-on considérer que les humanités disparaissent avec lui ? Pour le principal intéressé en tout cas, l’avenir était loin d’être radieux pour les Belles Lettres : « Mais, en cet instant précis, je cherche avant tout à comprendre pourquoi se creuse toujours davantage l’écart qui me sépare de l’irrationalisme moderne et, j’ose le dire, de la barbarie croissante des médias et de la vulgarité dominante. Je crois que nous sommes en train de traverser une période qui se révèle de plus en plus difficile. »

Tolstoï ou Dostoïevski et De la Bible à Kafka, ainsi que George Steiner, l’hôte importun (un recueil de textes inédits incluant notamment un entretien posthume), aux éditions Les Belles Lettres.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne