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Pourquoi le prix Goncourt aurait dû revenir au "Mage du Kremlin" de Da Empoli
L'écrivaine Brigitte Giraud, récompensée du prix Goncourt en novembre.
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Pourquoi le prix Goncourt aurait dû revenir au "Mage du Kremlin" de Da Empoli

On refait le match

Par Eric Naulleau

Publié le

Est-il encore permis de s'étonner du couronnement du très banal ouvrage de la consensuelle Brigitte Giraud – lauréate du Goncourt par défaut ? –, alors que de l'avis quasi-général le roman de l'auteur franco-suisse Guiliano Da Empoli vole plusieurs étages au-dessus ? Le fiasco collectif d'un jury pétri de contradictions ?

Les Français sont le peuple le plus littéraire du monde, les Français sont aussi le peuple le plus politique du monde. Deux passions fort honorables sous condition, comme en d’autres domaines, d’éviter les mélanges. À force d’empiler des critères de sélection sans rapport aucun avec la littérature proprement dite, les jurés du prix Goncourt ont fini cette année par se prendre les pieds dans une nappe du restaurant Drouant. Et à se vautrer dans les grandes largeurs. La promotion des valeurs de parité et de diversité soulevait déjà les problèmes de toute démarche fondée sur la discrimination positive : pour quelle raison tel livre se retrouvait-il parmi les prétendants à la suprême distinction ? Était-ce pour le talent de son auteur ? Pour la couleur de sa peau ? Pour la forme de son sexe ?

Si bien que parmi les quatre finalistes de la dernière édition figuraient deux textes d’une insigne faiblesse : Les Presque sœurs de Cloé Korman et Vivre vite de Brigitte Giraud. La justice aurait tout à gagner et la logique rien à perdre si quatre hommes se retrouvaient sur la dernière liste du prix, pour peu qu’ils aient signé les meilleurs romans de la rentrée. Et le raisonnement vaut bien entendu aussi dans le cas où quatre femmes accompliraient semblable performance.

Le favori disqualifié

L’affaire se compliquait encore d’une règle non écrite édictée par Didier Decoin, président du cénacle, selon laquelle un ouvrage déjà distingué par un autre jury ne peut recevoir ensuite le prix Goncourt. Dans l’intérêt des libraires, paraît-il. Or, tel était le cas du Mage du Kremlin de Giuliano da Empoli, récent lauréat du Grand prix de l’Académie française. Sans toucher au grandiose, ce premier roman d’un écrivain italo-suisse dominait cependant de très haut l’ultime quatuor. Une dissection à vif du cerveau de Vladimir Poutine, de ses obsessions comme de ses stratégies, à travers la rencontre du narrateur avec Vadim Baranov, double fictionnel de Vladislav Sourkov, l’ancien conseiller du président russe. Le tout placé sous le signe de Nous autres d’Evgueni Zamiatine, une œuvre considérée par certains comme le chef-d’œuvre de la littérature anti-totalitaire, supérieure encore au Meilleur des mondes d’Aldous Huxley ou à 1984de George Orwell – et nous sommes du nombre.

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Et le vainqueur est… Brigitte Giraud ! Par élimination, par défaut. Et même par défauts. Vivre vite relève de l’exploit, celui de vitrifier par l’impitoyable platitude du style, ou plutôt d’une absence de style, l’un des plus émouvants sujets qui soient : la perte d’un être cher. Pauvreté de la rédaction, naïveté du procédé, chacun des chapitres examine la manière dont une infime modification du cours des choses aurait pu empêcher que le mari de l’auteur ne trouve la mort dans un accident de moto le 22 juin 1999. Sans voir que tout changement dans l’emploi du temps de l’un ou l’autre des protagonistes aurait pu avoir des conséquences peut-être plus dramatiques encore. Nul ne le saura jamais.

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Ainsi que le chapitre intitulé Si j’avais eu un téléphone portable en fournit l’exemple, l’auteur juge par ailleurs nécessaire d’inclure dans son récit quelques considérations frappées du sceau de notre temps. En visite chez une amie parisienne, pourquoi Brigitte Giraud n’appelle-t-elle pas son mari resté à Lyon pour lui donner une information décisive quant à la suite des évènements ? Réponse : « La vraie raison, je la connais. Il est possible que ce soit cette vraie raison, et elle seule, qui m’ait empêchée de téléphoner. …) Ce qui m’a empêchée de me lever du canapé entre vingt et une heures trente et vingt-deux heures trente, c’est un sentiment qui montait en moi depuis plusieurs années, conditionné par l’époque dans laquelle nous vivions, et qui disaient que les pères devaient conquérir une nouvelle place dans leurs foyers. Je voulais que Claude n’ait pas besoin de moi, de mon regard, de mon avis, pour s’occuper de son fils. »

Le Goncourt par vent contraire

S’ensuit un développement sur les « nouveaux pères ». La manière évoque ici bien moins une œuvre littéraire que le témoignage d’une lectrice dans un magazine féminin, mélange d’histoire vraie et de sociologie pour tous, bien loin des ambitions d’Edmond de Goncourt, créateur du Prix. De fait, Didier Decoin serait mieux inspiré de rester fidèle à l’esprit du père fondateur plutôt que d’inventer de nouvelles lois en violation des statuts officiels (lesquels autorisent explicitement que le choix du jury se porte sur un livre déjà primé), plutôt que d’user de sa double voix présidentielle au quatorzième tour de scrutin pour faire pencher la balance en faveur de Vivre vite. Preuve au passage que les débats furent d’une rare âpreté, parfois aux limites de l’hostilité déclarée, preuve aussi que les habits neufs du Goncourt gênent aux entournures la moitié des jurés, réticents à promouvoir une anti-littérature mal dissimulée sous le badigeon de l’« écriture blanche ».

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Mais dans cette affaire sans queue ni tête, le plus aberrant reste à venir. Le prix Goncourt s’étant dès l’origine donné pour but officiel de récompenser « une œuvre d’imagination », c’est en vertu de ce critère que furent écartés certains livres d’Emmanuel Carrère ou Le Lambeau de Philippe Lançon. Il aurait dû en être de même pour Vivre vite, récit de nature purement autobiographique – ce que ne vient à aucun moment contredire la mention « roman », ni sur la couverture, ni dans les pages intérieures. L’Académie Goncourt n’a donc pas hésité à sacrifier ses propres principes, à trahir sa mission, pour se prosterner devant quelques totems de la modernité. Oubliant ainsi qu’en matière de littérature, l’air du temps fait souffler un vent contraire.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne