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"Ici, on dérape beaucoup moins sur l’antisémitisme à gauche."
"Ici, on dérape beaucoup moins sur l’antisémitisme à gauche."
J-F ROLLINGER / ONLYPARIS.NET

Allemagne : pourquoi on y dérape beaucoup moins sur l’antisémitisme à gauche

Histoire

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Jean-Numa Ducange, historien, auteur d'essais sur le socialisme et l'émergence du nazisme en Allemagne, dresse un petit éloge imprévu de l'extrême gauche allemande. Sur l'antisémitisme, celle-ci relève d'une exception notable dont on parle peu.

Ces derniers mois, une bonne partie de ce que l’on appelle l’extrême gauche s’est illustrée par une défense presque sans concession de la « résistance » que représenterait le Hamas. Il a suffisamment été écrit de choses sur le sujet ; inutile d’y revenir plus longuement. De tels propos témoignent dans la plupart des cas d’une complaisance ahurissante à l’égard de l’antisémitisme. Et dans la « gauche radicale » à l’échelle internationale, on est souvent sur la même ligne, avec un argumentaire tiers-mondiste mal digéré et campiste : qui critique l’ordre colonial est avec nous.

Nationalisme et antisémitisme

Dans la plupart des cas, il vaut donc mieux passer son chemin ; nos spécimens français suffisent largement ! Il existe pourtant une exception notable dont on parle peu, et qui mérite pourtant attention : l’Allemagne. Ici, on dérape beaucoup moins sur l’antisémitisme à gauche. La principale raison de cette différence, historique, n’a rien d’un grand mystère : le poids de l’expérience nazie et la responsabilité de l’Allemagne dans l’extermination des juifs. Dans ce contexte particulier, au sein de la nébuleuse « gauchiste », d’aucuns ont marqué des points depuis les années 1990 : les « anti-allemands ».

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Les membres de ce courant voit dans l’Allemagne réunifiée un grand danger, la renaissance d’un nationalisme germanique pouvant conduire à nouveau au pire. Anticapitalistes, ils critiquent viscéralement l’antisionisme, antichambre selon eux de l’antisémitisme. Leurs positions radicales les emmènent (trop ?) loin des positions traditionnelles « anti-impérialistes », les faisant parfois opter pour un soutien ferme aux Etats-Unis par solidarité avec Tel-Aviv. Sur ce point, tous ne sont pas d’accord. Épargnons-nous les controverses entre les différents groupes en nous contentant de signaler que de nombreux jeunes, y compris du Parti social-démocrate (SPD), sont sensibles à leurs thèses, montrant une influence diffuse permettant de comprendre la gauche allemande depuis un demi-siècle, et les particularités de sa recomposition dans les années 1990.

Caractériser le capitalisme

Leur critique se fonde sur une approche marxisante, mêlée à plusieurs influences dont celle de l’école de Francfort qui a profondément marqué plusieurs générations depuis les années 1960. Ils expliquent notamment comment une certaine critique du capitalisme non rigoureuse, se contentant par exemple de pointer quelques « financiers », a fâcheusement tendance à aboutir à un antisémitisme plus ou moins radical. Bref, dans un contexte de flou idéologique et de perte des repères classiques du mouvement ouvrier, il faut redoubler de vigilance face à ceux qui sont prêts à se mobiliser pour les peuples du monde entier… mais surtout motivés quand il s’agit de critiquer uniquement l’État d’Israël.

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Qu’une telle grille de lecture aboutisse chez certains « anti-allemands » à ne pas vouloir émettre le moindre doute sur la politique de l’État hébreu pose assurément problème. Mais elle a aussi quelques avantages, permettant de comprendre les dérapages obsessionnels de certains sur Israël et les juifs, prompts à réactiver un « socialisme des imbéciles ». Une expression qu’employait le premier président du SPD, August Bebel, avant 1914 pour désigner ceux qui mêlaient avec enthousiasme l’anticapitalisme avec un antisémitisme à peine voilé. Oui, le problème existe depuis bien longtemps, en Allemagne comme ailleurs…

Des Allemands francophiles ?

On peut ne pas épouser leurs thèses sur tous les sujets. Mais ce qu’ils développent vaut mieux que l’ironie méprisante du gauchisme français à leur égard qui n’y voit au mieux qu’une curiosité teutonne. Un exemple significatif est le mensuel Konkret. Il s’agit de la publication la plus importante de cette nébuleuse, la vieille dame de la gauche radicale allemande fondée en 1957, qui a connu une trajectoire singulière. Il a été longtemps dirigé par Hermann L. Gremliza (1940-2019), intellectuel critique connu en Allemagne, à la plume acérée inspirée de Karl Kraus, longtemps membre du SPD – qu’il quitte après la réunification – et figure emblématique de cette sensibilité.

Bien avant le 7 octobre 2023, ce mensuel remplit depuis des années ses colonnes d’articles documentés et accablants sur la façon dont se propage l’antisémitisme dans les rangs de nombreux mouvements « progressistes » occidentaux, des milieux post-coloniaux à des courants écologistes peu regardants sur certaines dérives. Avouons-le, on avait tendance – l’auteur de ces lignes le premier – à les trouver parfois excessifs. Rétrospectivement, ils apparaissent comme des précurseurs ayant tôt repéré un grave problème, l’explosion de l’antisémitisme aux seins de franges entières de la gauche.

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Et quand certains parmi eux se penchent sur la France, ils proposent un regard qui détonne. À Berlin, l’on vante volontiers les mérites de l’intégration à l’allemande tout en moquant la laïcité de son voisin. On est désormais enclin à un peu de modestie avec la montée spectaculaire du parti d’extrême droite Afd et de l’islamisme. Dans l’hebdomadaire Jungle World (autre publication « anti-allemande ») un long article de décembre 2023 revient sur « l’échec de l’anti-laïcisme à l’allemande » montrant toute l’ambivalence d’une critique unilatérale de la laïcité à la française. On vous le disait : parlons un peu la langue de Goethe. Peut-être peut-on trouver un traducteur pour la France insoumise ?

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne