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"Kafka au candy-shop", de Patrice Jean, le rappel salutaire qu'une œuvre littéraire ne s'élabore jamais que dans la subversion vis-à-vis de son temps.
"Kafka au candy-shop", de Patrice Jean, le rappel salutaire qu'une œuvre littéraire ne s'élabore jamais que dans la subversion vis-à-vis de son temps.
Patrick Gérard /Éditions Léo Scheer

Patrice Jean, auteur de "Kafka au candy-shop" : "Un grand livre échappe toujours à l’idéologie"

Entretien

Propos recueillis par

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La littérature est menacée par la récupération politique. Sa réception critique, son accueil par le public, la manière même dont certains auteurs pensent leur métier à travers l’engagement, en témoignent. Romancier, auteur notamment de « L’homme surnuméraire » (2017, Rue Fromentin) et du « Pari d’Edgar Winger » (2022, Gallimard), Patrice Jean fait paraître « Kafka au candy-shop » aux éditions aux éditions Léo Scheer pour dénoncer l’imprégnation du militantisme dans ce qui est et doit rester, selon lui, une libre entreprise de révélation du monde et de l’humain.

Preuve que la littérature est devenue – elle aussi – une histoire de chapelles, donc d'inclination politique, Kafka au candy-shop du romancier Patrice Jean passera inaperçu aux yeux d'une grande partie de la presse et en son sein, de la critique littéraire, alors que ce tout petit livre est d'une importance capitale pour ceux qui entendent lire, analyser et faire connaître les textes littéraires. D'abord, en venant dénoncer cette archipélisation des sensibilités, cette réduction ad politicum des intentions de l'art littéraire, qui voit son exigence de représentation du monde – celle de l'écrivain – sans cesse réduite à peau de chagrin et devenir le simple contenant de revendications progressistes ou antimodernes, socialistes ou conservatrices, selon l'humeur de ses récupérateurs.

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Ensuite, parce qu'elle remet à l'honneur l'utilité profonde de la littérature. Si, en effet, elle sert à quelque chose, c'est bien à dépasser les clivages partisans. Difficilement acceptable dans l'ère d'appauvrissement des possibles que nous traversons, celle de la moralisation de l'art – n'est considéré comme tel, accepté comme tel l'écrit qui charriera de bonnes intentions – la conception de la littérature qui est celle de Patrice Jean se situe à l'échelle des sentiments et des expériences de l'individu. Ce faisant, il ne fait que revenir à son essence, depuis Homère, Sophocle, ou ce que peut en dire un Nietzsche qui, dans La Naissance de la tragédie, l'évoque et déplore que le discours philosophique l'ait emporté.

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Que l'analyse et le détail de ceux-ci priment, en littérature, sur le discours logique ou la synthèse conceptuelle apportée par les écrits philosophiques, les essais, manifestes partisans, les articles ou les textes religieux n'est désormais plus une évidence. Que le texte littéraire est une existence en tant que telle, que la personne de l'écrivain et ce qu'il accomplit dans sa vie soit distingué de ce qu'il produit, encore moins. On a en tête le récent tollé qu'a provoqué la nomination de Sylvain Tesson comme parrain du Printemps des Poètes, qui horrifia une pléiade de scaldes « engagés ». L'affaire donne le ton : la poésie doit servir des « luttes » (et les bonnes). Une poésie qui s'affranchirait de ces impératifs, qui serait libre, n'en serait pas.

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Un poète, désormais, ça pétitionne et c'est légitime à demander l'exclusion de celui qui n'est pas membre de sa clique. Les belles lettres peuvent-elles encore être autre chose qu'une mafia où il est bon de se placer ? Il y a donc du Contre Sainte-Beuve dans Kafka au candy-shop, essai très personnel porté par la verve d'un excellent romancier, et le rappel salutaire qu'une œuvre littéraire ne s'élabore jamais que dans la subversion vis-à-vis de son temps, de ses dogmes et du pouvoir en place. Brillant.

Marianne : Kafka au candy-shop s’attaque à l’incursion du militantisme dans la littérature et montre comment ceux qui la lisent comme un prétexte à dénoncer ou à s’engager ne peuvent que s’en détourner. Comment est né ce livre ?

Patrice Jean : Tout est parti du projet que j’avais de rédiger un article sur les rapports entretenus entre littérature et politique. Sur suggestion d’Éric Naulleau, pour sa collection « Chez Naulleau » aux éditions Léo Scheer, l’article a finalement pris la forme d’un essai.

Je constatais que la littérature est constamment sous la coupe de la politique, que la réception des œuvres a très souvent lieu sous ces auspices. Il suffit de lire les critiques ou d’écouter les libraires, les lecteurs. Je voulais expliquer de quelle manière elle peut en réalité échapper à cela. Certes, les écrivains ont le droit d’assumer ce qu’ils pensent mais leurs lecteurs doivent considérer leur œuvre indépendamment de leur personne. Quelqu’un de gauche peut avoir aimé Gilles de Drieu La Rochelle, par exemple. Les interrogations ou la trajectoire du personnage principal peuvent être les siennes, sans qu’il en vienne à se questionner à propos de l’engagement de l’auteur dans la voie du fascisme.

« Une vie qui mérite d’être vécue et éclairée par la pensée et la poésie » serait pour vous la vraie vie. Est-ce le rôle de la littérature d’écrire le récit de cette expérience de l’imperfection ?

Je pense que oui. La vie, c’est l’imperfection. Vivre, c’est à la fois avoir de grandes idées en tête et s’atteler à des tâches beaucoup plus pragmatiques. La société aussi est forcément imparfaite, les êtres le sont. La littérature met à jour cela. S’il n’y avait que les sciences pour dire ce qu’est l’être humain, quelque chose se perdrait.

Avec cette particularité de la littérature, qui est une expression artistique mais, à la fois, une production de l’écrit, donc de la pensée…

C’est en effet la seule expression artistique qui permette vraiment de revenir en arrière et de se penser soi-même. Un peintre, un cinéaste, un musicien peuvent réfléchir à leur art mais la réflexion ne peut être qu’extérieure. Depuis l’origine, on évoque la littérature dans la littérature : prenez l’œuvre de Rabelais, ou Don Quichotte, ou Madame Bovary… Surtout, dans l’art littéraire, il y a le roman, le genre le plus libre qui soit, qui permet par exemple la conduite d’une description, à laquelle peut librement succéder un dialogue philosophique.

Le militant, écrivez-vous, « lit les penseurs politiques (de gauche ou de droite), les romans sociaux, les Annie Ernaux, les Georges Bernanos. Tout ce qui peut nourrir sa pensée politique ». En quoi cette démarche l’éloigne-t-elle du cœur de la littérature ?

Quand les écrivains deviennent les étendards des politiques, leur œuvre n’est plus considérée comme de la littérature. Prenons l’exemple de l’annonce du Prix Nobel d’Annie Ernaux et de la manière dont elle a généré un rejet pavlovien à droite. Son œuvre a été déconsidérée, y compris et surtout par des gens qui ne l’avaient pas lue, parce qu’Ernaux est une égérie de la gauche. Je crois qu’indépendamment de sa conscience politique – qui transparaît dans son œuvre – Ernaux est un grand écrivain. Les années, c’est un livre vraiment important. Lorsqu’on m’a demandé une tribune à propos de ce Nobel, j’ai refusé, parce que je décelais les motivations des commanditaires de l’article. Celles-ci n’étaient pas littéraires mais bien politiques. Un grand livre, selon moi, cela échappe toujours à l’idéologie.

Tout militantisme est-il méprisable ?

Non, un militantisme qui n’est pas fanatique me convient, par exemple le syndicalisme. Ce que je n’aime pas, c’est celui qui prend toute la vie et qui décide de la valeur des œuvres. Ça prend la forme d’un mode de vie pour certains, il y a toujours une urgence politique à changer les choses. Moi, je pense que la vie est ailleurs.

« On pourrait écrire une histoire de la littérature comme l’histoire transfigurée de la vengeance ». Contre quoi cette vengeance s’érigerait-elle ?

Je veux dire qu’on ne sort pas indemne de la vie, qu’on a tous des comptes à régler. Écrire ne procède bien sûr pas d’une vengeance ad hominem, mais contre ce qui nous a fait souffrir, ce qui nous cause de la souffrance, provoque notre colère.

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Pour écrire, il faut se trouver en rébellion vis-à-vis des idées dominantes de son époque. Dès lors que les idées qui sont les siennes dominent le paysage intellectuel, un problème se pose pour l’écrivain. Il ne peut plus se venger. Il existe toujours chez l’écrivain une critique, une mise à distance. Je ne crois pas que les idées de gauche, du progressisme, dominent en France mais à notre époque, dans les milieux intellectuels ou artistiques, dans lesquels les écrivains évoluent, c’est bien elles qui dominent : cela pose question quant à la capacité du rang des progressistes à produire, aujourd’hui, des écrivains.

« Et le reste est littérature » : par cette formule, que vous citez, qu’entend-on ?

Qu’elle est un pur divertissement, sans grand intérêt. Les rares personnes qui ont exprimé cette expression devant moi étaient des militants engagés à l’extrême gauche, qui ne voyaient que la politique dans la vie. Et, à l’autre bout du spectre, des chefs d’entreprise, la tête plongée dans une vision économiste de la vie et de l’histoire.

La littérature, pourtant, est supérieure à l’histoire, à l’économie, à la politique. Elle approche la vie intérieure des êtres humains et la restitue. Dans Ultima Necat IV, le dernier tome de son roman, Philippe Muray raconte qu’il écrit un article sur Les Mémoires d’Outre-Tombe de Chateaubriand. Mais il fait ensuite le récit d’une conférence qu’il a donnée sur le sujet. C’est ici que la littérature commence : il narre sa condition sous cette tension palpable, sous les applaudissements, il évoque le côté un peu ridicule de la scène, la grandeur et la misère. Les idées seules ne nous transmettent pas l’expérience humaine.

Pourquoi, selon vous, les romans feel good s’éloignent-ils de la littérature ?

Parce qu’ils ne sont pas dans le tragique, ils refusent d’exposer l’aspect misérable, difficile, de la condition humaine. Ils la donnent à lire dans sa version kitsch. C’est dérangeant lorsque, comme moi, on pense que la littérature aide à comprendre la vie, le monde. Si j’avais lu du feel good à dix-sept ans, j’aurais été mal barré… Heureusement, c’est dans Flaubert que je suis tombé, dans sa Correspondance en particulier, si bien que j’ai eu l’impression de vivre avec lui pendant des années. C’est le côté miraculeux de la littérature, j’étais avec lui, qui était mort un siècle plus tôt.

À propos de Flaubert, il y a cette « haine de la littérature » dont il nous parle à travers sa Correspondance, qui est plus que jamais d’actualité : actuellement, les personnages de fiction doivent présenter pâte blanche s’ils ne veulent pas que leur auteur soit annulé par les bien-pensants.

Il y a chez les militants une exaltation, une fierté à se positionner, à se définir vertueusement. Mais la littérature refuse cela, elle veut peindre la vie comme elle est : emmêlée, contradictoire, parfois injuste et brutale. Ce n’est pas vertueux, cela échappe, on ne peut rien en faire, donc on rejette, on calomnie.

Dans une société de plus en plus clivée, existe-t-il un risque d’archipélisation de la littérature ?

Elle existe déjà. Un jour, un journaliste m’a dit « pour certains, vous êtes un écrivain important ; pour d’autres, vous n’existez pas, ils ne savent même pas qui vous êtes. »

« Le marché transforme l’art en produit, la politique l’asservit à une cause : deux démarches opposées mais profondément unies dans le rejet de l’art, et donc de la littérature », écrivez-vous : son avenir est-il menacé ?

L’avenir est sombre pour elle, je crois. La littérature va continuer d’exister dans les marges, sans doute. Pendant ce temps, sur le devant de la scène, j’imagine une production pléthorique de livres feel good. De temps en temps, un écrivain intéressant aura du succès mais la littérature est probablement vouée à retourner dans les marges, comme elle l’a été avant de revêtir une importance pour les puissants (Louis XIV considérait Molière et Boileau, jusqu’à de Gaulle, qui nomma Malraux ministre de la Culture). Pendant des siècles, le pouvoir politique et la classe sociale supérieure ont été imprégnés de littérature. Quand vous entendez Fleur Pellerin qui, quand elle était ministre de la Culture sous François Hollande, nous confiait qu’elle n’avait pas le temps de lire, quand vous savez que la littérature ne revêt plus vraiment d’importance aux yeux de la bourgeoisie, vous savez que sa sortie de route est déjà amorcée.

Dans son dernier essai, J.-M. G. Le Clézio affirme que si la littérature ne change pas le monde, elle a au moins valeur de consolation et de témoignage. Qu’en pensez-vous ?

Qu’elle permet de mieux comprendre le monde, qu’elle aide à vivre, oui. Elle ne sauve pas le monde mais sauve des individus. Un monde dans laquelle elle n’aurait pas existé n’aurait pas été le même. Elle a modifié les sensibilités, la compréhension du monde, doucement, imperceptiblement, comme la mer creuse les falaises. Elle s’est infusée dans l’esprit des individus. Elle ne parle pas au collectif, c’est au cœur de chacun qu’elle parle. Si je n’avais pas lu, je ne sais pas ce que je serais devenu.

Kafka au candy-shop, La littérature face au militantisme, Patrice Jean, Éditions Léo Scheer, « Chez Naulleau », 160 p., 19 €.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne