En France, la sélection à l'école n'a pas bonne presse. Mais selon Audrey Jougla, professeure de philosophie dans un lycée à Nantes et chroniqueuse pour « Marianne », elle existe bel et bien, insidieusement.
Alors que Parcoursup s’est ouvert, les élèves de terminale comme leurs parents s’engagent dans une période marquée par l’incertitude et l’angoisse de ne pas obtenir les études supérieures souhaitées. Derrière les critiques envers la plateforme, se loge une défiance envers ce que l’on rechigne à nommer en France : la sélection, aux connotations péjoratives, heurtant presque notre principe républicain d’égalité. En France, nous n’aimons pas ce mot : « sélection », synonyme de tri, de hiérarchie, de classification. On préfère la faire disparaître, oubliant un peu vite qu’on masque ou que l’on reporte l’issue.
Les exemples ne manquent pas : la filière scientifique a ainsi disparu, diluée dans les spécialités de la réforme Blanquer, mais recréée aussi vite par les choix de spécialités des élèves. Les groupes de niveaux ont été conspués pour cette même idée, remplacés par des « groupes de besoin », sémantiquement plus acceptables. L’idée de l’obtention du brevet conditionnant le passage en seconde, annoncée par le précédent gouvernement, vient d’être abandonnée, le 17 janvier, pour cette même raison : le lycée devenait sélectif. Quant au redoublement ou au passage en lycée général, les conseils de classe n’ont plus le dernier mot, qui revient désormais aux familles.
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La liste n’est pas exhaustive, disant l’aversion profonde de notre mentalité pour ce qui relèverait d’une atteinte à l’égalité entre les individus. L’enfer est pavé de bonnes intentions, et une hypocrisie certaine se joue dans un système qui confond égalité et égalitarisme. À vouloir que tous les élèves parviennent en terminale générale, quelle que soit leur maîtrise de l’écrit ou de la culture générale, on favorise un tri social qui parviendra de toute façon. L’exigence scolaire était le meilleur rempart au déterminisme des élèves.
La sélection n’est donc pas abolie mais déplacée. Soit plus tardivement, et ce sont des réorientations tardives, des années perdues pour les élèves, ou profondément mal vécues, au lycée ou à l’université, avec des élèves qui vont droit vers le décrochage. Soit plus insidieusement, générant la course aux cours et certifications privées pour les élèves qui en ont les moyens.
Saturation de l'université
Si les filières d’excellence (prépas, grandes écoles, écoles d’ingénieurs, écoles vétérinaires, entre autres) donnent le ton et évitent des vœux inutiles de la part des élèves, l’université française se retrouve dans une position inconfortable, où la fac reste ouverte et promise à tous… puisque le bac est obtenu par tous ou presque. Entre 2010 et 2020, la proportion des bacheliers dans une génération est passée de 65 % à 87 %. Les effectifs de l’enseignement supérieur ont progressé de plus de 20 %, selon le ministère de l’Éducation nationale. Et, depuis 2017, l’alerte est donnée sur la saturation de l’université.
L’acceptation en licence sur dossier s’instaure alors de plus en plus, précisément parce que l’orientation préalable n’a pas permis la sélection des candidats, et que l’université ne peut pas accueillir les effectifs pléthoriques qui veulent la rejoindre. Dans la lignée du collège, du lycée général pour tous, l’université à bac+5 se profile comme voie principale, sorte de continuum logique de la scolarité, trop peu questionné par les familles, ou choisi par défaut ou incertitude. Les archétypes perdurent, accordant un prestige à des formations qui ne correspondent pas aux élèves ou ne déboucheront pas sur les métiers souhaités.
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Pourtant, la société, et son corollaire le marché de l’emploi, n’a pas besoin d’armées de sociologues, de psychologues ou de philosophes. Les études souhaitées par les élèves sont parfois auréolées d’un prestige (social ou financier) qui ne correspond plus aux réalités de l’emploi, lesquelles sont d’autant plus mouvantes avec l’avènement de l’intelligence artificielle. Les métiers manuels, les métiers du soin, de la petite enfance, ou de l’éducation, pour ne citer qu’eux, peinent à recruter, et s’inscrivent dans une pénurie structurelle.
Derrière l’idée que l’on se fait des parcours universitaires, se loge un mépris certain pour les filières professionnelles, dont l’Éducation nationale et l’enseignement supérieur payent des décennies de déconsidération, bien française elle aussi. Tout le monde doit réussir, oui, mais à trouver sa voie, c’est-à-dire celle qui lui correspond.