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L'expression à la con : "Carpe diem"
Uwe Zucchi/dpa/picture-alliance/Newscom/MaxPPP

L'expression à la con : "Carpe diem"

On vous prend au mot

Par Laura Moaté

Publié le

Professeure agrégée de philosophie et doctorante au Centre des études supérieures de la Renaissance, Laura Moaté en appelle à finir avec le « Carpe Diem », formule incomprise qui justifie souvent l'égoïsme.

Souvent traduite par : « il faut profiter du moment présent », cette maxime devrait nous sembler immédiatement douteuse. Il est déjà assez étrange d’avoir voulu utiliser le verbe profiter, au détriment par exemple d’aimer, de savourer, ou de jouir, insinuant par là qu’il faudrait tirer les bénéfices de la situation présente sans penser au lendemain, sans penser au passé, bref, en définitive, en oubliant la mort. L’œil de l’ancien confiné se souvenant des harangues médiatiques contre ceux incapables de rester seuls dans une chambre y reconnaît un divertissement au sens pascalien, la fuite en avant d’un cœur incapable de trouver le repos, plutôt qu’une maxime de sagesse antique. Horace, l’auteur de ce vers illustre, peut certes être dit épicurien, mais n’entendait néanmoins pas « Carpe Diem » au sens de « vivre sa vie sans penser au lendemain », ce qui ne se constate guère que chez l’animal, comme le chien remue la queue sous la caresse d’une main qui le battait quelques minutes plus tôt.

« Ce n’est pas la rareté de la chose qui la rend précieuse, ni son extravagance ou son luxe. »

Aucun épicurien, d’ailleurs et soit dit en passant, n’aurait revendiqué cela. Il ne s’agit pas de l’absence de conscience, de la complaisance un peu adolescente dans la satisfaction tous azimuts, ou de l’oubli de soi et de l’autre dans la pulsation des désirs. L’épicurien ne pense pas le plaisir comme le corrélat du manque. C’est n’est pas parce que je ne l’ai pas fait hier et que je ne le ferai pas demain que je peux être heureux aujourd’hui de passer un peu trop de temps à me délasser au café. Ce n’est pas la rareté de la chose qui la rend précieuse, ni son extravagance ou son luxe, mais bien la tranquille appréhension d’une paix momentanée de l’âme que vise celui qui cueille le jour. Cela n’est permis que par la conscience du temps écoulé et du temps à venir, fleuve sinueux qui ne doit néanmoins pas déborder de son lit. Sans ce temps, et si la vie n’est qu’une somme d’instants contractés autour de la recherche du plaisir, ce dernier immédiatement disparaît.

Une juste mesure

Quand Horace écrit ce vers célèbre, il s’adresse à une jeune femme qui perd sa vie en tâchant de la rendre la plus longue possible, c’est-à-dire au fond qui fait montre d’une obsession morbide, un peu comme l’hypocondriaque qui passerait son temps à l’hôpital, cherchant sans relâche au fond de chaque organe, tentant d’y extirper la mort qu’il redoute pourtant. Carpe diem, c’est donc d’abord un idéal de prudence et de tempérance. L’expression ne désire qu’un équilibre, une juste mesure, dans l’appréhension de la course du temps. Cueillir dès aujourd’hui les roses de la vie, c’est n’être ni trop tendu vers son terme, c’est-à-dire incapable de ressentir le plaisir simple du soleil sur la peau, d’un bon mot, d’une lumière sur un visage, parce que demain le réveil sonnera et qu’ensuite la mort viendra ; ni être trop figé dans le présent, parce qu’alors c’est la course infinie au plaisir, et qu’en cueillant le jour je serai alors le pur esclave de mes désirs, fuyant tout ce qui pourrait les contrarier et ne cédant jamais qu’à mes propres caprices.

« Evidemment, pour tout philosophe, ce plaisir est avant tout rationnel. »

En fait, revendiquer le second cas est assez absurde, puisqu’au fond cela suppose une existence sans passé ni avenir, inaccessible à l’homme. Pour que le plaisir surgisse, il faut que l’événement s’insère dans une trajectoire, dans une recherche qui va du passé vers l’avenir et qui réponde d’un projet. Ceci est valable pour les plaisirs rares, dans la mesure où peu d’entre nous possédons la capacité à trouver le plaisir dans ce qui ne nous a pas manqué, comme dans les plaisirs « état », selon Platon, qu’aucun manque ne précède, comme dans la contemplation d’une œuvre de maître. Il faut de plus que l’événement n’entraîne pas de conséquences trop graves, ou auxquelles nous ne pourrions inéluctablement pas échapper. Cet idéal de jouissance dans l’instant, poussé jusqu’à l’absurde, n’ira jamais jusqu’à compromettre son existence, et parmi ceux qui ont décidé de « tout plaquer pour ouvrir une maison d’hôte », on ne trouve guère d’ouvriers endettés.

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Cueillir le jour, en un sens philosophique, répond donc d’une nécessaire conscience de la mort, sous le déguisement de la peine, du malheur, de l’échec ou du manque, conscience tempérée par la joie au sens de Spinoza, celle causée par le passage à une plus grande perfection. Evidemment, pour tout philosophe, ce plaisir est avant tout rationnel, ce qui ne signifie pas que la raison s’oppose à l’émotion : pour l’heureux, elles marchent de concert. Il ne faut simplement pas le comprendre comme un défi, une rage, un affront, comme on lancerait un « carpe diem » avant de dépenser son salaire dans une paire de chaussures, mais la tacite acceptation de la course du temps, sa conscience tranquille, qui sait qu’elle peut trouver refuge dans une existence qu’on voudra belle plutôt qu’intense, linéaire plutôt que sinusoïdale, calme plutôt que tumultueuse. Certains diront que cette existence est celle de celui qui s’ennuie, l’épicurien répondrait que lorsque l’on a plus peur, nul besoin de tromper l’ennui, nul besoin de cacher l’inquiétude sous l’activité, nul besoin de sauter en parachute pour avoir « le sentiment d’exister ». L’on est, et l’on est homme. Cela suffit.

Un refuge de l'égoïste

Il est donc particulièrement paradoxal, voire très étonnant, de retrouver le « carpe diem » griffonné sur tant de peaux, puisque ce tatouage ne se démode apparemment pas. Il paraît difficile de qualifier la volonté de fixer un adage qui assume pleinement que le vivre, c’est ne pas y penser. L’on ne savoure pas le présent en obéissant à l’ordre de savourer le présent, de la même manière qu’on ne se détend pas lorsqu’on nous commande de nous détendre. Cueillir le jour implique de ne pas s’y employer, d’oublier immédiatement la maxime après l’avoir proférée, elle n’est pas une injonction mais un rappel, celui que l’on prononce lorsque la sérénité a été quittée, que le plaisir a été teinté par la trop grande amertume de la temporalité élargie. Ce n’est pas un « lâcher prise » un peu béat, qui lâche d’ailleurs souvent la proie pour l’ombre, et qui commande de se centrer sur soi plutôt que de se préoccuper du malheur du monde.

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Carpe diem est peut-être devenu un refuge de l’égoïste qui voudrait oublier sa propre histoire et celle du monde, puisque tout ce qui ne serait pas un plaisir facile et immédiat s’énonce comme trop lourd à porter, que cet homme parte élever des chèvres dans le Larzac ou aille consommer au supermarché. L’avenir, comme le passé, dérange l’individu qui veut profiter de la vie, en tirer le maximum, lui extorquer la part de jouissance qu’il pense être de son droit de retenir. Le commun, le politique ou l’œuvre ne sont que quelques remarques balancées en riant du désastre autour d’un verre vite avalé. Carpe diem, aujourd’hui, rappelle un peu trop « Après moi le déluge » et l’on entend en sourdine un « laissez-moi vivre ma vie selon mes valeurs, mes envies et mes projets ». Me, myself and I. Les autres ? Qu’on leur donne des brioches.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne