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Bernard Friot : "Pour les retraites, il faudrait le régime le plus progressiste pour tous"
Chang Martin/SIPA

Bernard Friot : "Pour les retraites, il faudrait le régime le plus progressiste pour tous"

Entretien

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Sociologue et économiste communiste, Bernard Friot est connu pour ses travaux sur le travail et la sécurité sociale. Il a publié il y a peu, sur fond de réforme des retraites et de mouvement social, « Prenons le pouvoir sur nos retraites » (La Dispute), dans lequel il entend apporter des solutions.

Marianne : « Si la classe dirigeante met la retraite au centre de la conflictualité sociale, ce n’est d’abord pas pour une question de partage de la richesse entre capital et travail. (…) C’est d’abord leur nature, et sur ce terrain aussi les reculs sont considérables » écrivez-vous. Pouvez-vous expliquer ?

Bernard Friot : C’est dans la maîtrise du travail que se jouent les rapports de classe. La bourgeoisie capitaliste n’a de pouvoir sur l’argent que parce qu’elle a le pouvoir sur le travail, sauf à croire la fiction selon laquelle le capital ferait des petits tout seul dans la sphère financière. À côté de la propriété de l’outil et de la contrainte d’endettement initial des travailleurs par l’avance en capital, l’autre institution décisive de ce pouvoir sur le travail est le salaire conditionné à son exécution préalable. C’est parce que nous n’accédons à la monnaie qu’après avoir exécuté la tâche qui valorise du capital que nous sommes obligés de nous soumettre à ce travail que nous ne maîtrisons pas et avec lequel, d’ailleurs, nous sommes de plus en plus en désaccord.

« Le bonheur des retraités tient à ce salaire attaché à la personne qui permet enfin le libre travail. »

Or la pension de retraite a été construite en 1946 par les communistes comme la continuation d’un salaire de référence. En transposant les règles du régime de la fonction publique dans les régimes spéciaux et dans le régime général, en supprimant toute référence aux cotisations dans le calcul de la pension, ils ont doté les retraités d’un salaire libéré de toute condition de travail aliéné. Le groupe social le plus important passé du salaire/résultat d’une subordination au salaire/condition du travail libre, du salaire capitaliste au salaire communiste, est celui des retraités dont la pension est supérieure au smic.

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Cette mutation du salaire comme droit politique de la personne est un casus belli pour une classe qui assoit son pouvoir sur le caractère conditionnel du salaire. Elle a riposté dès 1947 par le régime complémentaire des cadres, étendu rapidement à l’ensemble des salariés du privé dans l’AGIRC ARRCO, qui repose, lui, sur la logique capitaliste du « j’ai cotisé j’ai droit » : le retraité n’est pas un salarié pour la liberté, c’est un ancien salarié qui récupère dans ses pensions la part du salaire de la subordination qu’il n’a pas consommée, qu’il a mise au pot commun. Et depuis 1987 elle a organisé l’effondrement du salaire de référence dans le calcul de la pension comme salaire continué, supprimé les régimes spéciaux, gelé le taux de cotisation au régime général pendant que celui du régime complémentaire doublait, de sorte que dans les pensions les plus récemment liquidées le « j’ai cotisé j’ai droit » explique le tiers de la pension et le salaire continué les deux tiers seulement.

Selon vous, « la retraite n’est pas la fin du travail, c’est un levier formidable pour conquérir le pouvoir sur le travail. » En quoi ?

Le bonheur des retraités tient à ce salaire attaché à la personne qui permet enfin le libre travail. Outre la mise en cause de ce salaire, la bourgeoisie s’évertue à empêcher ce travail libre. D’une part en prétendant qu’il n’existe pas, en postulant que les retraités sont improductifs.

D’autre part en confinant les retraités dans la marge du bénévolat associatif afin que la coprésence de salariés de la subordination et de salariés de la liberté dans les entreprises et les services publics soit impossible. La seule réponse est évidemment l’extension à tous, de 18 ans à la mort, du salaire attaché à la personne conquis pour les retraités afin que, les droits ne dépendant plus du contrat de travail, les travailleurs puissent décider.

Vous êtes pour un régime unique, mais pas celui de Macron, expliquez-vous. Lequel alors ?

Le régime unique est évidemment l’actualisation pour tous du régime le plus progressiste : chacun doit disposer à vie de 100 % du salaire net de ses six meilleurs mois, porté au salaire moyen s’il est inférieur (2 500 euros nets) et ramené à un maximum de 5 000 euros nets s’il est supérieur.

« Cet enrichissement de la citoyenneté des droits de décision sur la production n’est pas un supplément d’âme. »

Il faut aussi supprimer la condition de carrière, ce que n’avaient pas fait les communistes en 1946, lorsqu’ils ont posé l’acte révolutionnaire de déconnecter le salaire de l’emploi pour l’attacher à la personne du retraité : ils ont conservé une condition de travail subordonné préalable, qu’il faut évidemment supprimer pour affirmer que le salaire est la condition du travail libre et non par le résultat d’un travail subordonné.

Une énième défaite semble se dessiner sur cette réforme pour le mouvement social. Comment sortir de cette spirale ?

Toute mon énergie est tendue vers la victoire. La bataille pour les retraites sera gagnée si nous l’inscrivons dans l’aspiration aujourd’hui très majoritaire de maîtriser son travail, un travail qui ait du sens. Lier le salaire à la personne et non plus au contrat de travail, dès 18 ans, est une des conditions, à laquelle il faut ajouter, à 18 ans, le droit de propriété d’usage de l’outil de travail (pour décider dans l’entreprise) et le droit de décider des institutions de coordination de la production comme la création monétaire ou l’organisation territoriale des investissements.

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Cet enrichissement de la citoyenneté des droits de décision sur la production n’est pas un supplément d’âme. Il est urgent pour faire face tant à la folie anthropologique et écologique du travail capitaliste qu’au joker fasciste que la bourgeoisie ne manque jamais de tirer de sa manche quand il y a, comme aujourd’hui, trouble dans les institutions démocratiques.

* Bernard Friot, Prenons le pouvoir sur nos retraites, La Dispute, 112 p., 8 €.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne