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La Fontaine questionne le degré de l'animalité en l'Homme.
La Fontaine questionne le degré de l'animalité en l'Homme.
Cecilia Sanchez / AFP

Pierre Campion: "Les 'Fables' de La Fontaine sont aussi une leçon de politique assez étrange"

Entretien

Propos recueillis par

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Qu'y a-t-il de sauvage dans la nature humaine ? Ou de civilisé dans le commerce qu'il entretient ? Des questions auxquelles La Fontaine délivre avec ses fables des réponses enlevées et illustrées. Essayiste et critique littéraire, ancien professeur en classe préparatoire, Pierre Campion nous propose d'en explorer la substance et d'en retrouver le sens dans son dernier ouvrage, « L’animalité de l’homme dans les Fables. Se rafraîchir à La Fontaine »​​​​​​ ​(Presses Universitaires de Rennes).

Marianne : « Il y a autant de diverses espèces d’hommes qu’il y a de diverses espèces d’animaux », écrit La Fontaine… Recourir aux animaux pour décrire les comportements humains est une idée qui ne va pas de soi. Pourquoi Jean de La Fontaine sollicite-t-il le bestiaire ?

Pierre Campion : En effet, ce recours aux animaux pour décrire l’homme ne va nullement de soi. Nous, dans notre moment et dans notre culture la plus récente et la mieux partagée, par exemple au cinéma tout récemment avec le film Le Règne animal de Thomas Cailley, nous nous interrogeons sur les souffrances et les plaisirs des animaux, sur leurs droits et sur le degré de leur conscience, sur leur bonheur et sur leur être, autant dire sur leur genre d’humanité.

« Le drame de l'homme, c'est cette place centrale et dont il se montre si peu digne, aux yeux des animaux. » Au contraire, pour La Fontaine, le vrai problème (ou le vrai mystère) et le seul intéressant, c’est l’homme et, dans l’homme, le degré de son animalité. Alors, il donne la parole aux animaux pour commenter ou qualifier ou juger la sorte d’animalité de l’homme : qui peut, mieux que les animaux, mesurer le degré et le genre d’animalité de l’homme ? Pour dire ce que c’est que l’homme, ils sont, n’est-ce pas, les êtres les plus compétents et les mieux placés !

Quelles sont les sources ? De quel héritage référentiel se réclame La Fontaine ?

La Fontaine trouve la plupart de ses sujets dans l’héritage des anciens grecs (Ésope) et latins (Phèdre) mais aussi dans les histoires inépuisables et séduisantes de l’Orient. Surtout, il emprunte sa vision du monde à la philosophie épicurienne de l’Antiquité, dont le dernier relais, dans son temps à lui, est le philosophe provençal Pierre Gassendi (1592-1655). Dans son Discours à Mme de la Sablière, il y a donc une critique explicite de Descartes et des premiers cartésiens qu’il voit à présent en pleine ascension, et qu’il n’aime pas.

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Cet univers qu’ils disent périmé, La Fontaine y adhère toujours. Il le décrit par l’image de l’arc-en-ciel qui fait se succéder en nuances infinies entre ses couleurs, tous les êtres de l’Univers, « tout ce qui respire » : depuis les buissons, les roseaux et les arbres, par les animaux, par l’homme, et jusqu’aux anges de Dieu. Cet univers ancien est obsédé par l’idée de continuité. Le privilège de l’homme et son drame, c’est cette place centrale qu’il y occupe, qu’il doit honorer et dont, dans les faits, il se montre si peu digne – aux yeux des animaux…

La fable L’homme et la couleuvre questionne l’animalité mais pas nécessairement celle de l’animal. Que veut prouver ici La Fontaine ?

Cette fable est l’une des plus belles. Dans un procès en forme, la Vache, le Bœuf et l’Arbre, après le Serpent, dénoncent l’ingratitude de l’Homme. Or la gratitude est la vertu qui tient ensemble les êtres de l’Univers dans les services qu’ils se rendent, dans leur considération mutuelle, et dans l’esprit qui les traverse tous. Refusant à chacun des animaux leurs témoignages, leurs expériences et leur jugement unanime, l’Homme enferme le Serpent dans un sac et frappe le tout « contre les murs ». Le voilà bien « l’animal pervers », l’Homme.

Il est une autre fable, hardie et très réfléchie, Les Compagnons d’Ulysse, la dernière que La Fontaine a écrite et qui raconte, d’après Homère et autres, comment Ulysse et ses compagnons, échoués dans l’île de la magicienne Circé, furent traités par elle. Elle transforma les compagnons en animaux. Ulysse en réchappa, car il avait traité la Divine par un tout autre poison, l’amour. Il la prie de les ramener à l’humanité, elle acquiesce, il court au Lion et essuie un refus : il est un roi qui déchire ses proies, il ne veut pas redevenir un soldat d’Ulysse. L’Ours de même, qu’Ulysse plaint de le voir « ainsi fait ». Refus philosophique au possible, où le relativisme triomphe : « Comme me voilà fait ! comme doit être un Ours. / Qui t’a dit qu’une forme est plus belle qu’une autre ? / Est-ce à la tienne à juger de la nôtre ? / Je me rapporte aux yeux d’une Ourse mes amours. / Enfin le Loup : / Ne vous êtes-vous pas l’un à l’autre des Loups ? / Tout bien considéré, je te soutiens en somme / Que scélérat pour scélérat / Il vaut mieux être un Loup qu’un Homme / Je ne veux point changer d’état. » On pouvait penser que les compagnons représentent la sagesse même, celle que des hommes devenus des animaux, connaissent désormais entièrement de l’humanité. Il n’en est rien, et le fabuliste le dit au très jeune prince, à qui elle est dédiée, au petit-fils de Louis XIV : « Ils ont force pareils en ce bas univers / Gens à qui j’impose pour peine / Votre censure et votre haine. »

« La fable de La Fontaine explore l’ample et divertissante comédie humaine, à travers la diversité des occurrences animalières. »

Car, en toute connaissance de cause et par des raisons biaisées et trop humaines, ils ont renié leur condition d’homme, corps et âme. Genre nouveau d’une perversion, réfléchie et revendiquée, mais des plus fréquentes en ce bas monde, nous dit le fabuliste, et à sanctionner durement par le Prince. Leçon de politique assez étrange à un enfant de dix ans – de despotisme éclairé en somme, avant l’heure –, ambivalente, qui confie au futur roi la préservation de l’humanité dans ses sujets. Ce que La Fontaine ne pouvait pas savoir, c’est que le duc de Bourgogne mourrait en 1712 et que la mort du grand roi en 1715 mettrait sur le trône de France son arrière-petit-fils âgé de cinq ans.

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Cette fable, comme bien d’autres, nous confirme que les animaux en la simplicité de leur animalité, comme à l’autre bout de l’univers les immortels, n’ont pas de problème avec leur degré d’animalité. La déesse a un corps puisqu’elle aime un mortel ; mais ni elle ni les animaux ne sont en difficulté avec leur animalité. Seul, l’homme…

La faim dans Le Milan et le Rossignol ; l'appel au discernement du prince dans Le Chat et les deux Moineaux ; le bavardage dans La Tortue et les deux Canards : comment la figure animalière explore-t-elle une permanence humaine, à travers la diversité des fables (sujets psychologiques ou plus prosaïques) ?

La fable de La Fontaine, la plupart du temps, explore, c’est le mot, « en cent actes divers/ et dont la scène est l’Univers », l’ample et divertissante comédie humaine, à travers la diversité des occurrences animalières. Ajoutons, aux fables que vous citez, celle de Le Loup et l’Agneau, qui fait partie de notre patrimoine, dès l’enfance. Elle fait le procès du Droit, inventé par l’Homme pour donner le change à la guerre de tous contre tous et protégé par ses bergers et ses chiens. On y entend, trois voix, celle de l’Agneau, celle du Loup, et celle, bien détachée, de la fable dans l’alexandrin célèbre, provocation brutale et ironie féroce : « La raison du plus fort est toujours la meilleure. » Dans la forêt, lieu du non-droit et du besoin nu, l’Agneau, l’innocent dans tous les sens du mot y compris le plus moqueur, aura été mangé avant d’avoir saisi ce qu’il lui arrive. Et retenons le deuxième vers qui suit la provocation : « Nous l’allons montrer tout à l’heure », en sachant que « tout à l’heure », dans la langue du XVIIe siècle, signifie « immédiatement ».

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Quelle pertinence revêt la fable pour faire œuvre de moraliste ?

Insérée dans le Discours à Mme de la Sablière, il y a une jolie et très insolente fable, où on lit comment deux Rats ont sauvé du Renard un Œuf, leur dîner, par l’analyse de la situation, le calcul sur l’espace et le temps, et l’invention d’un stratagème. Fin de la fable : « Qu’on m’aille soutenir après un tel récit / Que les bêtes n’ont point d’esprit ! » L’alexandrin, rompu par un octosyllabe, voilà l’insolence de la Fable ! Car, dit-elle, à propos d’elle-même : « Je suis le mode de la pensée quand on ne peut plus rien dire de sensé sur l’homme autrement que par l’apologue… Je suis, en moi-même, un être de la Nature, de fabrication humaine. Je suis corps de vers et âme spirituelle, un être bien constitué : gai, et heureux. Je ranime les mythes et les histoires anciennement inventés, inertes et inutiles sans cela. Sur mes petits tréteaux, je montre l’Homme tel qu’il est, je ne démontre rien. »

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne