Au nom du sacro-saint « périmètre de sécurité », la préfecture et la mairie de Paris ont fait savoir qu'elles délogeraient les bouquinistes des quais de Seine le temps des jeux Olympiques de l'été 2024. Une décision inique, lourde symboliquement, qui en dit long sur la valeur accordée à ce pan de l'histoire de la ville vieux de 450 ans par l'administration parisienne. Ce que cette tribune d'intellectuels, à l'initiative de Daniel Salvatore Schiffer, philosophe et écrivain, vient ici dénoncer.
« Tout ce qui dégrade la culture raccourcit les chemins qui mènent à la servitude » : cette opportune réflexion que l’un des plus grands écrivains français du XXe siècle, Albert Camus, prix Nobel de littérature, eut lors d’un entretien qu’il accorda, en 1951, à Cabestan, revue littéraire jadis fondée par un journaliste de la trempe de Jean Daniel, n’a manifestement pas été assez prise en considération, ni méditée à sa juste valeur, par ceux qui, visiblement peu enclins à chérir, sinon à respecter tout simplement leur patrimoine culturel en ce qu’il a de plus historique, riche et populaire à la fois, gèrent en 2023, la magnifique ville de Paris.
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Car comment comprendre cette funeste décision de la part de l’administration de ce qu’il reste encore de la Ville Lumière (préfecture et mairie conjointes), selon laquelle les célèbres et très anciens (leur existence, dont la naissance remonte au XVIe siècle, a plus de 450 ans) bouquinistes des quais de Seine – l’une des plus romantiques promenades parisiennes, inscrite de surcroît au patrimoine mondial de l’humanité – devraient être subitement délogés et leurs fragiles boîtes démontées (600 sur 950 étals), pour de prétendues raisons de sécurité face à la menace terroriste tout autant que la violence urbaine, lors des jeux Olympiques – et la cérémonie d’ouverture en particulier – de 2024 ?
Une destruction affreusement méthodique
Le symbole, lorsque la culture est à ce point méprisée, et l’irremplaçable richesse des livres dédaignée au profit du sport business, bien plus encore que d’un hypothétique « périmètre de sécurité », est, on en conviendra aisément, particulièrement choquant. Et d’autant plus, encore, à l’aune de cette ville littéraire par excellence, sur sa rive gauche en particulier, de Notre-Dame à l’Académie Française, en passant par le Pont Neuf et le Pont des Arts, qu’est en effet Paris !
Davantage : c’est aussi tout un pan de la vie économique, par-delà même la remise en question de ce que l’on croyait être doté jusque-là d’un incontestable statut culturel, qui, avec la disparition programmée de ces antiques mais toujours merveilleuses boîtes à livres – disparition, paraît-il, provisoire : le temps, trois semaines, de ces JO – qui risque ainsi de s’avérer dramatique, en pleine saison touristique, pour ces modestes bouquinistes, soudain privés, sans indemnités et jusqu’à une potentielle faillite économique donc, d’une importante part de leurs nécessaires revenus financiers pour simplement, et décemment, survivre au niveau matériel.
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Pour clore ce plaidoyer en faveur des bouquinistes de Paris, mais aussi, plus généralement, de la culture en ce qu’elle a de plus noble sur le plan éducatif, de plus élevé sur le plan moral et de plus précieux sur le plan historique : c’est l’inlassable et triste saccage de l’une des plus belles villes du monde – une destruction affreusement méthodique dans son obtuse permanence – qui continue ainsi, comme, de sinistre mémoire, en des sortes d’hypocrites, lâches et quotidiennes autodafés, son insidieuse, basse et coupable besogne !
Veules abdications et autres pusillanimes renoncements
La loi olympique d’exception, votée afin de permettre d’exécuter ce qui est impossible en temps normal, est l’une des armes favorites de tous les affairistes, publics ou privés, désirant s’approprier, le temps d’une compétition ou définitivement, l’espace public. La démocratie se retire alors, et la culture ensuite, quels que soient la ville et le pays d’accueil du barnum olympique, se voit promptement attaquée. Car l’intelligence de tous les arts, qu’ils soient littéraires ou non, s’oppose au spectacle de l’industrialisation des corps sportifs qui ne visent que le rendement. L’histoire olympique en est émaillée d’exemples, tous plus terribles les uns que les autres.
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Il est vrai, pour couronner cette médiocre mais dangereuse entreprise de dégradation (pour reprendre justement ici le mot de Camus concernant la culture) de l’intelligence, sinon de l’âme même de toute une ville, que la mairie de Paris a même été, il n’y a guère si longtemps, jusqu’à faire déboulonner, au prétexte de mieux la sauvegarder ainsi de possibles vandales, mais ainsi au mépris surtout de l’un de ses plus grands hommes de lettres et d’esprit, la statue, au cœur de Saint-Germain-des-Prés, de l’insigne Voltaire, pourtant hôte immortel, à travers « la patrie reconnaissante », du Panthéon. Le paradoxe fut là, en cette autre tragique circonstance, à son incompréhensible comble : abattu, en cachette, à Saint-Germain-des-Prés alors même qu’il trône, en majesté, au Panthéon.
Morale, sous forme d’interrogation, de cette mauvaise histoire : combien de temps encore la France, réputée patrie des Droits de l’Homme et berceau des Lumières, bradera-t-elle aussi honteusement son inaliénable et bel esprit de liberté, sans lequel il n’est de toute façon point de démocratie qui vaille ni ne tienne à long terme, contre les infâmes et périlleux défis – ceux du terrorisme international comme de la violence urbaine – de la tyrannie la plus obscurantiste, sinon la plus criminelle ?
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Ne pas répondre, de toute urgence, à cette question critique, de manière sérieuse, pragmatique et efficace, constituerait, non seulement une insulte à la généreuse mais vigilante mise en garde d’Albert Camus lui-même, mais, de manière bien plus grave encore, symptomatique des veules abdications et autres pusillanimes renoncements de notre très irrationnelle époque. Ceci constitue un dangereux, voire complice, préalable au fameux Discours de la servitude volontaire tel que cet immense, docte et profond esprit de la plus haute Renaissance que fut La Boétie l’énonça, sous le bienveillant regard de son ami Montaigne, au fait de son humanisme le plus éclairé.
Ne touchez pas aux bouquinistes ni à leurs livres !
Ainsi, nous, signataires du présent et solennel appel, demandons-nous instamment aux autorités compétentes en la matière, qu’elles soient administratives ou policières, de laisser les bouquinistes de Paris libres de pouvoir vendre en paix leurs livres, à leur traditionnel et séculaire emplacement, sans qu’ils aient à déménager de ces lieux aussi prestigieux qu’historiques, durant toute la période de ces jeux Olympiques de 2024, comme, par ailleurs, pendant tout le reste de l’année.
C’est aussi là un enjeu, l’un des plus riches, nobles et sacrés qui soient, de civilisation face à la barbarie montante en ces temps déjà suffisamment troublés, y compris sur le plan politico-idéologique, par une croissante, inquiétante à bien des égards et parfois même agressive, inculture !
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Laurent Alexandre : docteur, auteur de La guerre des intelligences à l’heure de ChatGPT (JC Lattès)
Marc Alpozzo : philosophe
Dominique Baqué : philosophe, critique d’art
Stéphane Barsacq : écrivain
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Pascal Bruckner : philosophe
Belinda Cannone : écrivaine
Hassen Chalghoumi : président de la conférence des imams de France
Sophie Chauveau : essayiste, écrivaine
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Jean-Philippe Domecq : romancier, essayiste
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Luc Ferry : philosophe, ancien Ministre français de l’Education nationale et de la Jeunesse
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Christian Godin : philosophe
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Michelle Perrot : historienne
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Élisabeth Roudinesco : philosophe, historienne
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Frédéric Schiffter : écrivain
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Olivier Weber : écrivain, grand reporter, ancien Ambassadeur de France
Elisabeth Weissman : essayiste, journaliste
Jean-Claude Zylberstein : avocat, éditeur, écrivain