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"Les courants opposés à 1789 n’ont longtemps eu que le mot « tradition » à la bouche."
"Les courants opposés à 1789 n’ont longtemps eu que le mot « tradition » à la bouche."
© DANIEL REINHARDT / DPA

L'expérience plutôt que les slogans: pourquoi la gauche ne doit pas laisser la tradition aux réacs

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Il existe bien des traditions à valoriser, même lorsque l’on prétend vouloir bousculer l’ordre ancien. C’est même peut-être aussi de cela que souffrent les projets politiques de gauche de nos jours, argumente notre chroniqueur l'historien Jean-Numa Ducange, directeur de la collection "Questions Républicaines" aux PUF.

Pour certains, prompts à débusquer des dérives droitières derrière chaque mot ou expression, on a vite fait d’être classé à droite. Une langue châtiée avec des expressions anciennes peut rapidement vous transformer en pointe avancée de la réaction. Et si la belle écriture, c’était réactionnaire ? Et le respect de l’orthographe, un pilier de l’ordre bourgeois ? La critique de l’ancien est certes légitime. Mais balancer tout par la fenêtre ne vous transforme pas pour autant en porte-parole incontesté de la résistance à l’oppression. Dans cette ambiance où la confusion règne, quelques rappels s’imposent sur un mot qui semble à première vue être synonyme d’infamie réactionnaire : la tradition.

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La tradition contre la Révolution

​Les courants opposés à 1789 n’ont longtemps eu que le mot « tradition » à la bouche. Contre la rupture et la révolution, il fallait réaffirmer la foi et la tradition de l’Ancien Régime. On proclama qu’il faut « renouer avec la chaîne des temps » : une expression que l’on trouve dans la charte de 1814, le texte qui accompagne le rétablissement de la monarchie au moment où l’Empire napoléonien s’effondre. Soit renouer avec la tradition d’avant 1789, fût-ce avec quelques aménagements. À l’étranger on trouve sans difficulté des exemples similaires : en 1889, lorsque la France républicaine célèbre avec faste les cent ans de la Révolution, le chancelier Bismarck à Berlin valorise la tradition de continuité de l’histoire allemande, contre celle faite de ruptures – et donc d’après le Reich artificielle – qu’incarne la République, considérée comme un régime dénué de légitimité historique. La « tradition », machine de guerre contre les principes de 1789 et la République ? Oui, en un sens.

La tradition… de la Révolution !

Mais la définition du Dictionnaire de l’Académie française nous propos une acception plus large, qu’il vaut la peine d’être rappelée : « Tradition se dit, dans le langage courant, de la transmission des doctrines, des procédés, des coutumes, des faits historiques, etc., qui s’est faite de génération en génération, spécialement par la parole et par l’exemple ». La définition s’applique parfaitement – elle vient même de là – à la religion, tout particulièrement aux grands monothéismes. Même si la valorisation des identités religieuses est devenue le nec plus ultra de certaines franges de la gauche radicale, on peut encore ici légitimement opposer la « tradition » à la raison et la critique des religions, etc.

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Pourtant une rapide consultation de quelques revues scientifiques, d’ouvrages divers ou même d’articles de journaux le confirme pleinement : parler de la « tradition révolutionnaire française » n’a, par exemple, rien d’incongrue. Il n’est pas rare dans l’histoire russe et soviétique de voir s’opposer, se déchirer et même s’entretuer des gens au nom de la « tradition du parti » – c’est-à-dire celle qui serait juste. Rien de réactionnaire ici : juste l’idée que l’on a patiemment forgé une politique ancrée dans la durée et sur des principes (aussi contestables puissent être ces derniers : c’est une autre question). De nos jours, dans la bouche de responsables socialistes, les appels à la tradition se multiplient : « ce n’est pas notre tradition » dit un jour un élu socialiste pour prendre ses distances avec Mélenchon. L’expression : « Il y a une longue tradition de… » revient fréquemment sous la plume d’auteurs très divers. Bref, la tradition, c’est aussi être dans le « vrai », renouer avec ce qu’il y a d’authentique.

La « tradition socialiste »

Il existe donc bien des traditions à valoriser, même lorsque l’on prétend vouloir bousculer l’ordre ancien. C’est même peut-être aussi de ça dont souffrent les projets politiques de gauche de nos jours. Car en évoquant la « tradition socialiste », on a parfois du mal à voir de quoi on parle. Défendre une tradition, c’est tout simplement refuser d’être amnésique ; donc valoriser une histoire longue qui donne du sens – et de la profondeur – aux combats actuels. En la matière, certains se sont montrés experts en auto-liquidation. On ne se souvient probablement pas (il n’y avait rien d’inoubliable il est vrai) d’un film de 2009 lancé à l’occasion de la création du Nouveau Parti Anticapitaliste. Dans ce reportage on exhibait fièrement la liquidation du passé en passant par la fenêtre archives et livres de l’ancienne organisation pour faire du neuf. Quoi exactement ? Personne n’a vraiment compris et la suite des événements – ruptures, scissions et défections – a réduit l’ensemble à un groupuscule. Bien d’autres exemples pourraient être pris.

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Faire du neuf pour du neuf en méprisant l’expérience passée n’a jamais fait du bien y compris, et peut-être surtout, à la gauche. Donnons la parole pour finir – et pourquoi pas ? – à Karl Marx. Il affirmait au début de son 18 Brumaire de Louis Bonaparte, son analyse brillante des causes qui ont mené Napoléon III au pouvoir : « La tradition des générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants », pour le meilleur et pour le pire. Il en tirait la conclusion qu’il fallait prendre les traditions au sérieux, plutôt que de déclamer des slogans péremptoires. Des considérations d’une étonnante actualité.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne