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Volodymyr Zelensky serre la main de Joe Biden, à l'occasion de la visite du président ukrainien à Washington en décembre 2023.
Volodymyr Zelensky serre la main de Joe Biden, à l'occasion de la visite du président ukrainien à Washington en décembre 2023.
EPA/MAXPPP

Guerre en Ukraine : le "New York Times" révèle que la CIA a financé 12 bases dans le pays depuis 2016

Oncle Sam à la baguette

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Dans un article du « New York Times » paru le 25 février, on apprend que la CIA est largement impliquée en Ukraine. Après plus de 200 entretiens avec d'actuels ou anciens fonctionnaires ukrainiens, américains et européens, deux journalistes américains dressent le tableau d'une collaboration des agences de renseignement ukrainiennes et américaines extrêmement développée depuis 2014.

« Cela a transformé l'Ukraine, dont les agences de renseignement étaient longtemps vues comme compromises par la Russie, en un des partenaires de renseignement les plus importants pour Washington contre la Russie ». Dès le début de l'article du New York Times , le ton est donné. Adam Entous et Michael Schwirtz livrent le résultat d'un travail de longue haleine, avec plus de 200 entretiens avec d'actuels ou anciens fonctionnaires ukrainiens, américains et européens.

Sur la base de ces interviews, ils remontent le fil d'une collaboration entre les États-Unis et l'Ukraine qui remonte à 2014. Un travail commun d'abord timide, puis de plus en plus intense. Aujourd'hui, la CIA joue un rôle majeur dans le conflit entre l'Ukraine et la Russie, et son retrait serait une lourde perte pour Kiev… mais également pour Washington.

En 2014, l'émergence progressive d'un partenariat

« Le partenariat de la CIA en Ukraine peut être relié à deux appels téléphoniques dans la nuit du 24 février 2014, huit ans avant l'invasion russe à pleine échelle ». À peine nommé à la tête de l'intelligence ukrainienne, Valentyn Nalyvaichenko sollicite la CIA et le MI6 pour développer une collaboration entre les services de renseignement. L'ancien président Viktor Ianoukovytch, farouche soutien du Kremlin, vient d'être destitué par un vote du Parlement et l'agence ukrainienne de renseignement est en ruines. Pour tout reconstruire, son nouveau directeur fait donc appel aux Américains et aux Britanniques.

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Un appel auquel la CIA répond. Après l'invasion de la Crimée par Vladimir Poutine, John O. Brennan, alors directeur de la CIA, se rend lui-même en Ukraine et consent au développement d'une relation stratégique, mais dont elle dicterait le tempo ; il n'est pas question pour l'agence américaine de perdre des relais chèrement acquis si le gouvernement était à nouveau renversé. Comme le New York Times le souligne, la CIA a précédemment connu cette situation, avec Valentyn Nalyvaichenko, lorsque le pays était revenu vers la Russie.

Cette fois, la CIA va donc y aller doucement, d'autant que les Russes sont rapidement au courant du voyage de Brennan et qu'il faut se débarrasser des espions de Moscou dans les rangs ukrainiens. La Maison Blanche va donc établir des règles strictes : celles-ci « empêchent les agences de fournir le moindre soutien à l'Ukraine pouvant "raisonnablement" avoir des conséquences létales ». Les Ukrainiens sont furieux, mais acceptent. Interrogé par les deux journalistes, un ancien fonctionnaire américain glisse cette image : « Les Ukrainiens voulaient du poisson et nous ne pouvions pas leur en donner, mais nous pouvions leur apprendre à pêcher et leur fournir le matériel nécessaire ».

Renforcement des liens

Après le crash du vol Malaysia Airlines 17 , les services ukrainiens apportent rapidement des preuves de la responsabilité russe. La CIA est convaincue et elle fournit du matériel pour assurer des communications sûres. Mieux, elle commence à former trois unités d'élite. Mais en 2015, Petro Porochenko bouleverse le partenariat naissant : il nomme un de ses proches à la place de Nalyvaichenko, en qui la CIA avait confiance.

Tout aurait pu s'arrêter là, mais une heureuse coïncidence empêche la relation de mourir dans l’œuf. Nommé à la tête de la direction générale du renseignement du ministère de la Défense (HUR), le général Kondratiuk réussit à convaincre les Américains de travailler avec lui, en leur fournissant des documents confidentiels grâce à ses bonnes relations avec le chef de la CIA à Kiev. Ceux-ci sont authentifiés, et une nouvelle relation de confiance se noue. En échange d'une modernisation de son service et d'une amélioration de ses capacités à intercepter les communications militaires russes, Kondratiuk accepte de partager l'ensemble des renseignements bruts ukrainiens.

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C'est le début de l'opération « Poisson rouge », dérivé d'une blague estonienne dans lequel un poisson russophone marchande sa liberté avec deux pêcheurs. L'un d'entre eux finit par le tuer à coups de pierres, car on ne peut pas faire confiance à quoi que ce soit parlant russe. En 2016 émergent 12 bases construites à la frontière avec la Russie, d'où sont coordonnés les agents qui y sont basés. En six mois seulement, la CIA fait entièrement confiance aux Ukrainiens et entraîne notamment des agents dormants à lancer des opérations de guérilla en cas d'occupation russe.

Une coopération parfois secouée

La relation entre la CIA et le HUR n'aura pas été un long fleuve tranquille. À l'été 2016, le général Kondratiuk décide de lancer une opération secrète pour poser des explosifs en Crimée, après qu'une première mission du même genre a été annulée sur demande de la CIA. Cette fois, il ne demande pas la permission. La mission est un fiasco : l'unité envoyée, formée par la CIA, est interceptée par des soldats russes, et Poutine accuse les Ukrainiens de fomenter des attaques terroristes en Crimée. Les Américains sont furieux. La Maison Blanche hésite à tout arrêter, mais Brennan insiste sur l'utilité des renseignements fournis par les Ukrainiens. La collaboration continue donc, sans le général Kondratiuk, démis de ses fonctions.

Même l'élection de Donald Trump n'interrompra pas le partenariat. Le président semble idolâtrer Poutine et souhaite que Zelensky mène une enquête sur Joe Biden. Mais comme l'expliquent les deux journalistes, « peu importe ce que Trump dit et fait, son administration va souvent dans la direction inverse ». La collaboration continue et prend encore un peu plus d'ampleur. Un succès qui encourage la CIA à vouloir faire de même avec d'autres agences de renseignement européennes. Il en résulte une coalition secrète contre la Russie, dont font entre autres partie les services britanniques, néerlandais et ukrainiens.

Pour combien de temps ?

À partir de mars 2021, l'armée russe se masse à la frontière. Les troupes affluent au cours des mois, et les agences américaines et britanniques alertent sur une invasion de grande échelle en cours de préparation. Elles identifient même les fonctionnaires ukrainiens visés par des tentatives de kidnapping ou d'assassinats. Zelensky fait toutefois la sourde oreille, même à la veille de l'invasion. Un groupe d'officiers de la CIA reste donc sur place, même après l'évacuation américaine.

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À la suite de l'offensive russe, Joe Biden autorise les agences américaines à abandonner les anciennes règles : elles sont maintenant autorisées à soutenir des opérations létales visant les troupes Russes présentes sur le territoire ukrainien. Dans le même temps, la CIA continue à fournir des renseignements à ses alliés ukrainiens, comme lorsqu'elle les avertit d'un couloir humanitaire déployé à Marioupol risquant de se transformer en piège mortel. Ou permet de déjouer un complot qui menaçait le président ukrainien.

Sauf que se profile pour l'Ukraine le danger d'un vote républicain qui couperait le financement de l'aide. Interrogé, un haut fonctionnaire ukrainien craint que son pays ne devienne un nouvel Afghanistan, abandonné par la CIA et livré à lui-même. Un coup dur qui pourrait être décisif pour l'Ukraine, mais également faire perdre aux États-Unis une source de renseignements sans égale. Aujourd'hui, le HUR collecte et produit une quantité de renseignements jamais atteinte. Et en transmet la plupart à la CIA.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne