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Un cercle vicieux technologique car le taux d’équipement exponentiel en climatiseurs est responsable du réchauffement climatique dans une proportion croissante.
Un cercle vicieux technologique car le taux d’équipement exponentiel en climatiseurs est responsable du réchauffement climatique dans une proportion croissante.
AFP / Patrick BERNARD

Le paradoxe du climatiseur : "Non, la technologie ne sauvera pas l’humanité, au contraire !"

Tribune

Par Maxime de Blasi

Publié le

Pour l’essayiste et agrégé de génie électrique Maxime De Blasi, l’utilisation de la technologie pour contrer le réchauffement climatique est un leurre. Si elle peut apporter un soulagement temporaire, elle contribue à l’augmentation des températures sur le long terme et a donc un effet « boule de neige ». Ou plutôt boule de feu.

« L’été sera chaud, l’été sera beau », nous dit-on ! Cet été qui commence comme une chanson est marqué par des records de chaleur et de sécheresse. Pour contrer ces vagues de chaleur de plus en plus fréquentes, et à mesure que le niveau de vie s’élève, de plus en plus de gens dans le monde s’équipent d’un climatiseur. L’an passé, le choix du Qatar de réfrigérer ses stades pendant la Coupe du monde de football , pour le confort des spectateurs et des joueurs, a choqué. De plus, les voitures neuves d’aujourd’hui sont pratiquement toutes équipées d’un climatiseur alors que c’était l’exception il y a quarante ans.

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Il existe aujourd'hui près de 2 milliards de climatiseurs installés dans le monde, dont environ la moitié aux États-Unis et en Chine. Environ 135 millions nouveaux appareils sont vendus chaque année, trois fois plus qu'en 1990, selon un rapport de l'AIE, l'Agence internationale de l’énergie, de 2018. On en prévoit 4 milliards en 2040 et plus de 5 milliards en 2050. Si 87 % des ménages aux États-Unis bénéficient actuellement de la climatisation, l’AIE note que sur les 3 milliards d’habitants dans les régions les plus chaudes du monde, seuls 8 % ont la climatisation. Or, en Inde et Indonésie, par exemple, il est prévu que leur nombre soit multiplié respectivement par quinze et par huit d’ici 2040.

Bombe climatique en puissance

Mais c’est un cercle vicieux technologique car le taux d’équipement exponentiel en climatiseurs est responsable du réchauffement climatique dans une proportion croissante par trois voies différentes. D’une part, leur fabrication et surtout leur fonctionnement consomment de l’énergie, la plupart du temps d’origine fossile et non renouvelable, ce qui dégage des gaz à effet de serre et contribue au réchauffement climatique. Selon les estimations, la totalité des climatiseurs et ventilateurs de la planète représente environ 10 % de la consommation mondiale d'électricité, et elle triplera selon l’AIE d’ici 2050, ce qui équivaut à la quantité d’électricité utilisée par la Chine aujourd’hui ; d’autre part, la chaleur d’une pièce ou d’une voiture climatisée est rejetée vers l’extérieur et réchauffe les villes, si bien qu’on estime qu’en ville, de nuit, cela peut élever d’un degré la température de l’air. Sans oublier les inéluctables fuites de liquide réfrigérant, mille fois plus dangereux que le CO2 en termes de gaz à effet de serre, d’autant plus nocives sur le climat à mesure que se diffusent les climatiseurs.

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Pour certains pays très peuplés situés dans les zones tropicales ou équatoriales, le climatiseur est crucial pour la qualité de vie, voire la vie tout court. À Singapour par exemple, cité-État au climat très chaud et humide, la consommation des climatiseurs représente un quart de la consommation des ménages. L’Inde, la Chine et l’Afrique, l’Indonésie et le Brésil, situés largement dans la même zone climatique, ne sont encore équipés qu’à quelques pourcents mais la demande va logiquement exploser au fur et à mesure que se développe une classe moyenne. Une bombe climatique en puissance, une de plus. À moins d'un (improbable) changement radical de trajectoire, les émissions de dioxyde de carbone liées à la climatisation devraient doubler d’ici 2040, selon l’AIE. Dit autrement, pour se rafraîchir, l’humanité fait monter la température du globe ! En conséquence de quoi elle doit se rafraîchir davantage, ce qui augmente encore la température. Un « effet boule de neige » de l’élévation des températures.

Pollution technologique

Et pourtant, l’efficience énergétique des climatiseurs a augmenté de 70 % en cinquante ans ! Mais cela a eu comme conséquence de réduire leur coût et de rendre leur achat plus facile : leur nombre a explosé et la consommation d’énergie avec. Un paradoxe, illustration d’une impasse productiviste et technologique prédite par un économiste anglais du XIXe siècle, William Stanley Jovins, qui avait pressenti que les gains d’efficience, loin de réduire les consommations, les augmenteraient à moyen terme, ce qu’il a qualifié d’« effet rebond ». On l’observe aussi dans le transport aérien où les émissions de gaz à effet de serre par passager ont certes été divisées par cinq depuis les années soixante du fait de l’amélioration des moteurs et des performances, mais dans le même temps le nombre de passagers a été multiplié, lui, par 50 !

Une pollution globale multipliée par 10 malgré (ou à cause) des sauts technologiques qui ont baissé les coûts et permis cette démocratisation au détriment de l’environnement. On pense aussi à la révolution des communications internet et mobiles qui crée des déchets électroniques et plastiques insurmontables et non recyclables, alors même qu’en dépit de la révolution numérique, la productivité globale des facteurs travail et capital est en baisse tendancielle dans le monde. Pour ceux qui pensent que la technologie va sauver le monde et l’humanité de la catastrophe écologique annoncée et programmée, tous ces exemples sont une illustration de l’inverse. D’ailleurs, de façon significative, les solutions alternatives réellement écologiques aux climatiseurs actuels sont celles qui s’affranchissent de la technologie : peintures blanches réfléchissantes à l’extérieur pour rejeter la chaleur, films réfléchissants sur les fenêtres, circulations d’air, utilisation de la fraîcheur du sous-sol, végétalisation des murs, évaporation de l’eau avec un simple ventilateur (sic).

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Ceci est d’autant plus vrai qu’aucun saut technologique majeur favorable de façon nette et indiscutable à l’environnement n’a été fait depuis 50 ans. Le nucléaire civil a plus de 50 ans, c’est une source d’énergie d’origine non fossile mais qui produit des déchets majeurs et peut provoquer des désastres écologiques et humains. Le solaire et l’éolien représentent désormais quelques pourcents de la consommation mais sont loin d’être neutres écologiquement comme on commence à s’en apercevoir. Le moteur à hydrogène (et donc potentiellement à eau) n’est pas opérationnel. Quant à l’électrique, il nécessite de l’énergie fossile ou nucléaire pour fonctionner et va se révéler très polluant à grande échelle via la production et la fin de vie de millions de tonnes de batteries extrêmement polluantes pour un impact écologique tout à fait minime.

Maîtriser la démographie : une évidence

Non, la technologie ne sauvera pas l’humanité de la catastrophe écologique annoncée, au contraire ! Les gains d’efficience qu’elle provoque sont souvent des accélérateurs et des facilitateurs de consommation, et donc de pollution et de déchets liés à tous les cycles de vie des produits : fabrication, usage, fin de vie. Personne ne viendra sauver l’humanité, engoncée dans cette logique de productivité qui entraîne une consommation accrue du fait de cet « effet rebond ». La consommation mondiale d’énergie primaire a été multipliée par six depuis 1950 et doublera encore d’ici 2050 en dépit de la révolution technologique et numérique et des gains d’efficience énergétiques bien plus équivoques qu’on le pense, on le voit.

Car, dans le même temps, la population mondiale a triplé. C’est donc aussi sur le nombre d’humains qui consomment qu’il faut agir, l’autre axe de la pensée écologique, curieusement ignoré, si ce n’est tabou. Et pourtant, ces deux axes, consommation et population, dessinent la figure d’un « triangle d’incompatibilités de l’écologie » où pour sauver la planète et préserver les écosystèmes, un inéluctable arbitrage est à opérer entre la hausse de la consommation et celle de la démographie humaine : on peut se permettre l’une ou l’autre, mais non les deux comme c’est le cas continûment depuis 1950, avec des conséquences environnementales désastreuses dont on perçoit désormais les effets tangibles.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne