D'abord royaliste, puis libéral et enfin républicain convaincu, Victor Hugo a toujours recherché un « juste milieu » entre les extrêmes. Était-il un précurseur du macronisme ? Le politologue Philippe Raynaud livre dans « Hugo, la révolution romantique de la liberté » (Gallimard) une analyse passionnante sur les ambivalences de ce génie du peuple. « Marianne » l'a rencontré.
En 2017, les candidats à la présidentielle avaient confié à Historia leur personnage historique de référence. Pour Emmanuel Macron, il s’agissait de Victor Hugo (1802-1885), figure de « la liberté et de l’émancipation ». Dans son ouvrage Hugo, la révolution romantique de la liberté (Gallimard), Philippe Raynaud réaffirme cet héritage hugolien chez Macron, bien que les réalités sociétales, intellectuelles et politiques dans lesquelles ils s’inscrivent soient très différentes.
Selon lui, tout comme notre président, Victor Hugo est à la recherche d’un « juste milieu » entre d’une part, une droite autoritaire, catholique, et de l’autre, une gauche radicale, souvent matérialiste. Le politologue retrace le parcours politique de ce génie du peuple, à la fois virtuose de la littérature et républicain profondément humaniste.
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D’abord royaliste, Victor Hugo devient libéral lorsqu’il se rallie à la monarchie de Juillet, puis fervent défenseur de la gauche républicaine. Pour Philippe Raynaud, l'écrivain a fini par comprendre que les idées de droite « n’étaient pas son genre ». Très préoccupé par les questions sociales sans être socialiste, sympathisant avec les idées de la Commune de Paris sans être communard, Hugo est d’abord sensible à la misère et au malheur humain.
Il s’engage avec ferveur sur des questions humanitaires comme celle de la peine de mort. Poète plutôt qu’intellectuel, il bouleverse le statut de l’écrivain, reliant l’avant-garde politique à l’avant-garde littéraire. Philippe Raynaud exhume, avec beaucoup de finesse, les ambivalences du génie, tout en reconnaissant une continuité essentielle à son cheminement par la constance de ses engagements.
Marianne : Victor Hugo est allé du royalisme au républicanisme en passant par le libéralisme. Comment comprendre ce basculement ?
Philippe Raynaud : Hugo a réécrit sa vie de manière un peu enchantée, expliquant qu'il était fils d'un général d'Empire jacobin, et d’une mère vendéenne contre-révolutionnaire – ce qui n’est pas tout à fait vrai ! Pendant ses premières années, il soutient la Restauration qui est une époque assez créatrice sur le plan littéraire et culturel.
Le passage de Hugo à gauche et au libéralisme le conduit à se rallier à la révolution de 1830 et à Louis-Philippe. Ce qui, à mon avis, est plus proche de ses convictions profondes. D’où la formule de Swann que je reprends à son compte : il a compris que les idées de droite « n’étaient pas son genre ». Il ne faut pas exagérer la portée de cette rupture, qui s’est accomplie sans crise spirituelle majeure : je pense qu’il y a une continuité fondamentale de Hugo de 1830 jusqu'à sa mort.
Fondamentalement, il est pour la liberté politique, pour les institutions libérales avec une possibilité d'évolution démocratique et républicaine, sensible aux questions sociales et aux causes humanitaires. Le tout lié à une métaphysique qui repose sur l'idée qu'il faut trouver une ligne de crête entre d'un côté, l'héritage autoritaire du christianisme dans sa version catholique et de l'autre, le refus militant de tout l'héritage religieux. Ce qui intéresse Hugo est d'avoir une parole inspirée, qui s'accommode des différentes situations institutionnelles sous la monarchie de Juillet. Il est assez proche du roi sans être conseiller du prince. À partir de la révolution de 1848, il se confronte au suffrage universel, ce qui le fait entrer dans une logique plus démocratique.
La gauche radicale lui reproche de ne pas avoir été du côté des insurgés en juin 1948. Or, Hugo a toujours considéré que les journées de 48 s'écartaient, non seulement de la légalité, mais aussi de la légitimité républicaine. À l'égard de la Commune, il a défendu l'amnistie des communards, a critiqué la férocité de la répression par l’armée, et a dit de la Commune qu’elle était « une bonne chose mal faite ». Mais il n'a jamais dit que le gouvernement de Versailles était illégitime. C'est pourquoi il termine en grand homme de la IIIe République naissante.
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Il est un admirateur de la révolution, mais il ne milite pas pour une nouvelle révolution. Il est philosophiquement libéral et progressiste, sans proposer de rupture absolue. Mais, contrairement à beaucoup de gens de sa génération, il ne s'est pas coupé des milieux les plus radicaux de la gauche. Lors de ses obsèques, il y a une quasi-unanimité sauf dans deux secteurs de l'opinion : la droite catholique la plus dure qui voit en lui un ennemi de la religion chrétienne défendant une forme de panthéisme et une partie des socialistes marxistes comme Guesde et Lafargue.
Lors de ses dernières années, Hugo défend un centrisme à mi-chemin entre les républicains modérés et les radicaux. Peut-on dire qu’il a été un précurseur du macronisme ?
Je dirais qu’il défend un centrisme de mouvement avec une croyance au progrès qui le fait pencher à gauche. Si on se replace dans le paysage du début de la IIIe République, il est entre Jules Ferry ou Gambetta et Clemenceau. Dans Les Misérables, il y a un chapitre qui fait une sorte de bilan, assez positif, de la monarchie de Louis-Philippe. Lequel n’a pas essayé de revenir en arrière. Hugo dit de la monarchie de Juillet et de la révolution de 1830 que « c'est bien coupé et mal cousu ». C’est-à-dire que la révolution de 1830 se passe assez bien, mais qu’on n'arrive pas ensuite à recomposer les choses.
Hugo n’a pas d'hostilité profonde contre l'ensemble de la classe bourgeoise, mais est en rupture radicale avec ce qu'on appelle la droite : les milieux catholiques ralliés au Second Empire qui ont essayé de maintenir les privilèges de l’Église catholique, ont combattu la République dans tous ses aspects, et étaient pour une répression féroce contre la commune. Hugo était favorable à un courant démocratique et social, favorable à la solidarité sans être hostile au marché et à la propriété, dont le centre incarné par Macron est un des héritiers. Mais on est vraiment dans une configuration intellectuelle, morale et politique très différente : Hugo écrit à une époque où la plupart des Français sont baptisés et où le catholicisme est la religion dominante.
En quoi Hugo était-il un fervent progressiste ?
Il croyait vraiment au progrès, contrairement aux « progressistes » aujourd’hui. D’ailleurs, le progrès n’est pas tellement une idée du XVIIIe siècle comme on le croit souvent mais plutôt du XIXe. Les philosophes des Lumières attendent le progrès, en perçoivent des signes, mais c'est une idée qui est relativement en débat. Si vous prenez la dispute entre Rousseau et ses adversaires, quelqu'un comme d'Alembert, par exemple, ne dit pas que tout va s'enchaîner facilement. Au XIXe, le progrès renvoie à l’idée qu’il y a une providence laïque à l’œuvre dans l'histoire, qui fait que tous les aspects de l'activité humaine progressent en même temps : la science, le développement des arts, de l'industrie qui va permettre d'aller vers la paix etc. C’est ça, l'optimisme fondamental du XIXe, dont, pour différentes raisons, nos contemporains sont assez éloignés.
De quelle façon son esthétique se rattache-t-elle à son projet politique ?
La formule de la préface d’Hernani, « Le romantisme est le libéralisme en littérature », définit très bien que ce que veut faire Hugo, c'est-à-dire l'idée que la société moderne est entrée, depuis la Révolution, dans une période de bouleversement où toutes les autorités vont être balayées. Il va falloir reconstruire sur une base de radicale nouveauté. Et il y a l'idée que la révolution des formes littéraires est analogue avec la révolution politique et sociale, ce qui n’était pas évident à l'époque, car, avant 1830, les libéraux et les républicains se font souvent les défenseurs des formes classiques.
Hugo fait usage de son talent littéraire pour lutter, comme poète, contre Napoléon III, ce qui fait de lui le « premier grand littérateur militant ». C’est-à-dire ? Son exil a-t-il façonné d’abord le génie créateur et littéraire, ou le patriote républicain ?
Tous les grands veulent être prophètes, mais concernant Hugo, le choix est à la fois audacieux et rationnel : il s’agit de couper les ponts avec le Second Empire. Quand il est à Guernesey, par la force des choses, il fréquente les exilés du Second Empire, des gens qui sont en général très à gauche. Hugo arrive à maintenir son statut du grand écrivain prophétique, tout en prenant des engagements forts. Il est militant mais a infléchi la figure de l’écrivain. Dans la tradition française, celle-ci est liée au monde postrévolutionnaire et à la fin du pouvoir spirituel de l’Église.
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Le grand écrivain que veut égaler le jeune Hugo, c'est Chateaubriand, qui a une carrière politique et parlementaire, mais qui, tout en étant libéral, était légitimiste et a refusé la révolution de 1830, là où Hugo défend les idéaux de la gauche progressiste humanitaire. On voit quelque chose comme cela au moment de l’affaire Dreyfus : Hugo aurait probablement été dreyfusard. Mais Zola n’est pas Hugo. On n’a jamais rien eu de comparable aux funérailles de Hugo, qui ont rassemblé plus d’un million de personnes.
Hugo se fait le héraut d’un nouveau christianisme : un spiritualisme humanitaire, démocratique et anticlérical. En quoi consiste-t-il ?
C’est une religion humanitaire qui exaspère profondément la droite catholique qui a l'impression d’une captation, plus grave que l'athéisme déclaré, parce qu’elle se présente comme fidèle à l’Évangile. La religion humanitaire célèbre la figure de Jésus, mais a tout simplement liquidé, non seulement la hiérarchie catholique, mais aussi l'ensemble de l’orthodoxie chrétienne, à partir d'un point décisif qui est le refus du péché originel. Donc plus d'incarnation, plus de passion du Christ, plus de Trinité.
Cela ressemble évidemment à la religion de Rousseau dans la profession du Vicaire savoyard, mais la différence est que chez Rousseau, l'homme naît bon naturellement et c’est la société qui le corrompt parce que les hommes ne sont pas naturellement sociables. Pour Hugo, héritier de la sensibilité dominante au XVIIIe siècle, les hommes sont naturellement sociables et c’est pour cela que l’histoire tend naturellement au progrès.
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Victor Hugo : la révolution romantique de la liberté, Philippe Raynaud, Gallimard, 128 p., 17 €.
