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Natacha Polony : "Pour protéger la langue française, défendons la grammaire avant d'interdire l'écriture inclusive"
© Julien de Rosa / AFP

Natacha Polony : "Pour protéger la langue française, défendons la grammaire avant d'interdire l'écriture inclusive"

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Le débat sur l'écriture inclusive est accessoire, argumente Natacha Polony, directrice de la rédaction de « Marianne », dans un plaidoyer pour la grammaire. Celle que l'on n'enseigne plus à l'école tant elle apparaît appauvrie et dévoyée dans les nouveaux programmes de l'éducation nationale, celle dont l'apprentissage est pourtant bien plus nécessaire à la défense de la langue française et inclusif car c'est la grammaire qui permet à ceux qui la maîtrisent d'avoir pris sur le monde et leurs propres sentiments.

Pour ou contre l’écriture inclusive ? Encore un débat qui a le mérite de permettre de belles joutes de plateaux télé, chacun venant, la fleur au fusil, montrer son âme de résistant face à$ l’hydre du camp d’en face. Avec, en figure de Commandeur, un Président de la République qui rappelle quelques bases, le fait, notamment, qu’en langue française, le masculin se confond avec le genre neutre (non pas pour des questions de domination mais pour des raisons d’évolution de la langue latine, que démontre la phonétique historique), mais qui oublie que lui-même a imposé l’inutile « celles et ceux » qui nie cette fonction même du neutre et contribue à imposer de manière subliminale l’affichage obsessionnel de la distinction de genre dans la langue.

Alors qu’est inaugurée une « cité de la langue française » par ce même président qui a cru bon de nommer à la tête de la Francophonie une ministre rwandaise dont l’un des faits d’armes est d’avoir œuvré à remplacer le français par l’anglais dans son propre pays, alors que cette « cité de la langue française » met l’accent avec complaisance sur « les apports extérieurs », tarte à la crème qui consiste à remarquer que, bien évidemment, une langue se nourrit de mots étrangers qui l’enrichissent (quelle découverte !), peut-être serait-il utile, d’un pur point de vue journalistique, de se demander quelle est la nature de cette langue française que l’on prétend défendre et illustrer à Villers-Cotterêts. Pourquoi diable le français a-t-il pu être adopté, partout en Europe, comme langue véhiculaire, celle des diplomates et des élites intellectuelles, pourquoi a-t-elle été choisie par des écrivains et des penseurs, pourquoi le « cartésianisme » ou les périodes de Chateaubriand ont-ils pu sembler à beaucoup, au-delà de nos frontières, les révélateurs de l’identité française ?

Il suffit d’écouter quelques minutes d’un débat télévisé ou d’une intervention parlementaire, et de les comparer à la prose du plus obscur des députés de la IIIe ou de la IVe République pour ressentir comme un vertige. Ce qui frappe n’est pas tant la pauvreté du vocabulaire que la disparition absolue de la grammaire. La grammaire, en tant qu’elle structure les développements de la pensée. On parle là de ces propositions subordonnées relatives qui constituent une incise aux mille nuances d’ironie, de mise en exergue ou d’atténuation, de ces propositions subordonnées conjonctives exprimant le but, la cause ou la concession, de cet usage du subjonctif qui rappelle que telle subordonnée exprime l’irréel ou le potentiel… On parle de ce qui fait, à proprement parler, la spécificité de la langue française : cette forme de rigueur et de précision qui permet d’énoncer clairement, et par là même, de concevoir bien.

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Les Français ont-ils bien conscience qu’il faut désormais qu’une école soit « hors contrat » pour enseigner correctement la grammaire, c’est-à-dire à l’aide des catégories, nature et fonction, article défini ou indéfini, complément d’objet direct ou indirect, épithète, attribut… qui éclaire le fonctionnement de la langue et que décrypte l’exercice de l’analyse logique ? Dans le cadre des programmes de l’éducation nationale, c’est une version totalement édulcorée et dévoyée qui est imposée. C’est bien la raison pour laquelle les élèves qui arrivent en sixième maîtrisent si peu la grammaire que l’apprentissage d’une langue étrangère devient un calvaire pour eux – et pour les professeurs de langues – a fortiori quand il s’agit d’une langue à déclinaison, qui nécessite d’analyser grammaticalement les phrases. Voilà bien l’une des causes du recul vertigineux de l’apprentissage de l’allemand.

Les réformes scolaires ont une part immense de responsabilité, mais on ne saurait exonérer pour autant les médias. L’appauvrissement volontaire de la langue pour racoler quelques lecteurs ou téléspectateurs est un sport collectif de la profession. Quel jeune journaliste ne s’est pas vu suggérer de s’en tenir à la trilogie « sujet-verbe-complément » ? Combien d’animateurs populaires se sont-ils ingéniés à singer ce qu’ils croyaient être la pauvreté langagière des classes populaires ? La publicité elle-même en a fait une règle : des fautes de grammaire volontaires qui miment une forme d’inclusion. Et ce faisant, chacun participe à l’appauvrissement de la langue qui obligera, quelques années plus tard, à adopter un langage encore plus minimaliste pour coller à son public. Même processus dans la littérature pour enfants : les plus jeunes ont du mal avec le passé simple ? Supprimons-le des livres ! Du coup, quelle surprise, ils ne l’emploient plus du tout et n’en comprennent même plus l’usage…

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Les lacunes en vocabulaire et en grammaire condamnent ceux qui en souffrent à n’avoir aucune prise sur le monde ni sur leurs propres sentiments. Elles les condamnent à la relégation et à la frustration. Et les premières victimes sont évidemment ceux dont les familles n’auront aucun moyen de compenser ce que l’école ne fait pas (même si la destruction de la langue atteint toutes les classes sociales et produit une bourgeoisie singulièrement inculte). Pendant ce temps, certains considèrent que le plus urgent est de faire apparaître les identités de genre dans la langue, pour que toutes, nous ne nous exprimions plus qu’en tant que femme. Quel progrès ! Mais a-t-on le droit, en tant que femme, de se sentir plus proche de la grammaire si particulière de Montaigne, réminiscence de cette langue quasi maternelle qu’était pour lui le latin, de la perfection poétique de Racine ou de l’enchevêtrement bouleversant des phrases de Proust que de n’importe quel médiocre tract en écriture inclusive ? A-t-on le droit de penser que la défense et illustration de la langue française passent par la préservation et la transmission de ses précieuses nuances, de ses longues périodes et de ses harmonieuses cadences qui sont une part du génie humain ?

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne