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"Le connard n'a rien à voir avec le con : il faut lever la confusion pour sortir le premier de l'invisibilité"
"Le connard, c'est l'éléphant dans la pièce, un sujet important, évident, énorme... mais dont personne ne parle !"
© Déguisement de "Super connard", en vente sur le site mycrazystuff.com

"Le connard n'a rien à voir avec le con : il faut lever la confusion pour sortir le premier de l'invisibilité"

Entretien

Propos recueillis par

Publié le

Eric La Blanche fait paraître « Le Connard, enjeux et perspectives » aux éditions Michel Lafon. Un livre qui tente de façon légère mais argumentée de saisir le connard comme fait social, différent du simple « con », dont la connerie est passive et subie. Entretien un tout petit peu décalé.

Marianne : Mettre « connard », sur la couverture d’un livre, n'est-ce pas un coup de com’ de connard ?

Eric La Blanche : Ça y ressemble beaucoup, j'avoue, mais je n'ai pas vraiment pu faire autrement, je vous jure ! (rires). Le mot « connard » n'a pas d'équivalent dans notre langue – à part peut-être « trou du cul », ce qui ne résout pas vraiment notre problème ! J'avais songé à « gougnafier », « sans-gêne », « mufle »… mais aucun terme n'avait la précision, la puissance, la facilité et la saveur teintée d'exaspération de connard. Quant aux mots empruntés au registre de la psychiatrie comme « psychopathe » ou « pervers narcissique », ils auraient donné au connard une connotation médicale excessive. Or le connard moyen n'est pas un malade, c'est juste un… connard !

Tout le monde voit ce que c'est ! Il s'agit donc d'une vraie étude sérieuse sur ce que j'appelle « le phénomène connard » : le connard existe, il peut être défini précisément et il nous pose un certain nombre de problèmes liés aux questions d'incivilité, de vivre-ensemble, d'éducation, d'égalité, de sexisme, de tolérance, etc. Tirez le fil du connard et c'est toute la pelote de nos ennuis qui vient avec !

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Au-delà du nom qu'on lui donne, nous sommes face à un fait social réel, de grande ampleur, et c'est cela qui m'intéresse. Le connard, c'est l'éléphant au milieu de la pièce, un sujet important… mais dont personne ne parle ! C'est dingue ! Il est là depuis toujours, coûte des milliards, perturbe les transports, dégrade l'espace public, harcèle les femmes, provoque les hommes, cause burn-out et dépressions, prolifère sur Internet, dans les médias, à la tête des grandes entreprises et des États où il provoque guerres et famines, et personne ne s'était donné la peine de l'étudier ? Par quel mystère ?

Quelle est la différence entre un con et un connard ?

Il est très important de ne pas mélanger les deux ! Nous sentons tous, confusément, que traiter quelqu'un de connard, ce n'est pas la même chose que de le traiter de con. Pourtant, nous assimilons souvent les deux termes alors qu'entre les deux, il y a une différence de nature : il ne faut pas confondre la bêtise et la méchanceté ! Cette confusion bénéficie grandement au connard qui peut passer inaperçu, tel le loup au milieu du troupeau des cons. Pour faire vite, le connard est quelqu'un qui se croit tout permis, première condition, et surtout, quelqu'un qui ne s'excuse jamais, seconde condition. L'une ne va pas sans l'autre.

« Il y a une différence de nature : il ne faut pas confondre la bêtise et la méchanceté ! »

Le connard présente un caractère d'intentionnalité et c'est cela qui le rend aussi singulier. Il s'estime supérieur aux autres et, s'il vous pompe l'air, ce n'est pas parce qu'il est idiot, c'est parce qu'il estime en avoir le droit : nuance. Faire une queue de poisson, gruger dans la queue, harceler une collègue, mettre sa musique trop fort ou couper la parole, il ne fait pas tout cela par hasard : il considère inconsciemment qu'il vaut mieux que vous et que vous ne méritez pas son respect ou, en tout cas, pas tout son respect. Il pose donc un problème de morale. Le con, en revanche, n'a pas d'intention : il est juste con, il ne le fait pas exprès.

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C'est pour ça que croiser un connard peut rendre dingue presque n'importe qui : ce n'est pas un simple imbécile mais quelqu'un qui vous manque de respect parce qu'il juge d'une certaine façon que vous êtes indigne d'en recevoir. C'est très humiliant.

« Notre société individualiste est-elle devenue une grande fabrique du connard ? »

Lever la confusion qui subsiste entre les deux mots permet de sortir le connard de son invisibilité et de l'amener au grand jour. Une fois qu'on a compris le problème, il apparaît dans toute sa splendeur : nous sommes bien, dans notre société et depuis quelques années, face à un « phénomène connard » ou, si vous voulez, à une extension du domaine de l'incivilité. Pourquoi autant de gens estiment-ils qu'ils sont au-dessus des règles communes ? Pourquoi tolérons-nous cela ? Notre société individualiste est-elle devenue une grande fabrique du connard ? C'est à ces questions que je tente non connardement de répondre.

Et vous, vous n’avez jamais été un connard ?

Non, jamais ! Si, bien sûr – je n'écris sans doute pas ce livre complètement par hasard ! J'essaie néanmoins de l'être le moins possible et, croyez-moi si vous voulez, mais ne pas être un connard n'est pas si difficile qu'on croit. Il suffit par exemple de savoir s'excuser quand on a pu gêner ou manquer de respect à quelqu'un. Ce simple fait nous sort automatiquement de la catégorie connard !

« Beaucoup d'entre nous ont des tendances à la connardise – moi le premier ! – mais rassurez-vous, ça se soigne très bien ! »

Là non plus, il ne faut pas confondre : on est peut-être toujours « le con de quelqu'un » en raison des imperfections de notre système cognitif, mais on n'est pas en revanche forcément le connard de quelqu'un. Les gens courtois et respectueux, ça existe ! Beaucoup d'entre nous ont des tendances à la connardise – moi le premier ! – mais rassurez-vous, ça se soigne très bien !

N'y a-t-il pas des « bons connards » ?

Un « bon » connard, au sens strict, ça n'existe pas. Un connard est toujours mauvais, irrespectueux, méprisant, blessant, gênant… alors qu'il peut exister de bons cons, de gentils cons ou de braves cons. Dans l'expression que vous utilisez, je pense que « bon » signifie en fait « vrai » ou « fort » car le mot « connard » supporte mal les nuances mélioratives. C'est d'ailleurs là-dessus que joue Virginie Despentes dans le titre de son dernier livre. Ceci étant, j'aurais pu également appeler mon livre « Cher connard », sauf que moi, ç'aurait été pour l'argent qu'il nous coûte.

Un acte de connardise suffit-il à être un connard ? Au bout de combien est-on un vrai connard ?

De même qu'un acte de générosité isolé ne fait pas de vous quelqu'un de généreux, une méprise ou une erreur de jugement ne fait pas de vous un connard. Un connard au plein sens du terme, je vous en donne la définition c'est : « quelqu'un qui agit de façon désagréable ou déplacée par manque d'éducation, d'intelligence ou des scrupules et qui est immunisé contre les reproches ». Si toutes ces conditions ne sont pas remplies, vous n'êtes pas un connard. Marcher sur le pied de quelqu'un ne fait pas de vous un connard. Ne pas s'en excuser et partir en haussant les épaules, si.

Le connard n’a-t-il pas tout de même quelques qualités ?

Oh si, le connard a les mêmes « qualités » que le psychopathe ou le pervers narcissique : il voit tout de suite où est son intérêt, ne tient pas compte des autres ni ne s'encombre de scrupules. Il agit vite, certes, et avec tranchant, mais les coûts qu'il occasionne sont largement supérieurs en moyenne aux bénéfices qu'il procure, surtout si on les étend à l'ensemble de la société. Quand vous virez un connard d'une entreprise, vous constatez généralement que les choses se remettent en place toutes seules : le moral revient, les employés ne veulent plus partir et se remettent au travail à tel point que tout le monde se demande bientôt pourquoi le connard n'a pas été viré plus tôt ! Je raconte dans le livre une histoire tirée de l'expérience de Robert Sutton (auteur du livre Objectif Zéro Sale con) dans laquelle il explique qu'après le licenciement d'un gros connard qui réalisait des performances exceptionnelles, ce furent les chiffres de l'entreprise dans son ensemble qui s'améliorèrent subitement, même si personne n'égalait individuellement le connard licencié.

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Le connard fonctionne la plupart du temps comme une sorte de parasite. Je ne sais donc pas si on peut réellement parler de qualités (rires). Le même Robert Sutton conseille d'ailleurs aux managers de considérer le connard comme un employé incompétent, ni plus ni moins. Son seul intérêt, finalement, c'est qu'il peut servir d'exemple de ce qu'il ne faut pas faire. On peut donc en conserver quelques-uns pour les mettre en vitrine.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne