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Invasion de l'Ukraine : comment Américains et Français se sont divisés sur la stratégie à adopter
Contrairement aux Etats-Unis, Emmanuel Macron a cru jusqu'au bout à la diplomatie.
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Invasion de l'Ukraine : comment Américains et Français se sont divisés sur la stratégie à adopter

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Une longue enquête du Washington Post confirme que les États-Unis savaient dès l'automne 2021 que Poutine avait l'intention définitive d'envahir l'Ukraine. Une analyse qui n'a pas pleinement convaincu la France et l'Allemagne, persuadés que la voie de la diplomatie restait ouverte, et sceptiques quant aux analyses américaines depuis les manipulations visant à justifier l'invasion de l'Irak.

Les détails compris dans une longue enquête du Washington Post donnent un éclairage saisissant sur les mois qui ont précédé l'invasion de l'Ukraine. Les informations du média américain, recoupées via des sources de très haut niveau en Ukraine et en Europe de l'Ouest, confirment d'abord que les États-Unis avaient acquis des renseignements très précis sur le plan de Vladimir Poutine. Dès l'automne 2021, leurs analystes ont eu la conviction que Moscou avait la ferme intention d'envahir l'Ukraine, et ont percé son plan.

Si bon nombre de ces renseignements ont été transmis à leurs alliés, notamment à la France et à l'Allemagne, cela n’a pas suffi à les convaincre du caractère inéluctable de l'invasion russe. Selon le Washington Post, les manipulations passées pour justifier la guerre en Irak, tout comme l'échec des renseignements américains à anticiper la chute très rapide de Kaboul en août 2021, ont accru le scepticisme de Paris, qui jusqu'au bout a cru pouvoir trouver une issue diplomatique. Mais ni la France, ni les États-Unis ne sont parvenus à empêcher ce conflit d'une gravité historique.

Le plan de l'invasion était connu

Dès l'automne, les États-Unis ont donc acquis la conviction que l'invasion aurait lieu pendant l'hiver, pour profiter de la dureté du sol dans la région, sans toutefois pouvoir avancer une date précise. Selon le Washington Post, les analystes américains anticipaient que le plan de Poutine passait par la conquête de Kiev, et que le conflit ne serait donc pas cantonné au Donbass.

Selon les Américains, les Russes évaluaient que la prise de la capitale ukrainienne prendrait trois ou quatre jours. En parallèle, les forces spéciales tenteraient de capturer ou d'assassiner le président Zelensky ce qui est effectivement arrivé. Les diplomates américains préviennent Zelensky de cette menace imminente en janvier, en lui indiquant que des équipes de tueurs prêtes à être activées sont peut-être déjà dans Kiev.

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Ils découvrent aussi que le plan de la conquête de la capitale passe par l'aéroport d'Hostomel, en banlieue de Kiev. C'est effectivement sur cet aéroport que des commandos russes, filmés par les caméras de CNN, se sont posé dans la journée du 24 février, avant de foncer vers la capitale ukrainienne.

Selon les analyses américaines, Vladimir Poutine pensait que l'invasion causerait une indignation très forte en Occident mais que les sanctions seraient limitées. Le contexte international lui semblait favorable : les États-Unis sortaient très affaiblis de leur retrait catastrophique d'Afghanistan et restaient, comme la majeure partie du monde occidental, marqués par la pandémie de Covid-19. L'Allemagne devait gérer l'après-Merkel. En France, Emmanuel Macron devait faire face à la montée de l'extrême-droite et les Britanniques gérer la période post-Brexit.

Scepticisme de Zelensky

Selon le Washington Post, le président Zelensky lui-même est longtemps resté sceptique quant à la volonté réelle de Poutine d'envahir son pays. « Mettez-vous à notre place », a déclaré Dmytro Kouleba, le ministre des affaires étrangères ukrainien au Washington Post. « Vous avez, d'un côté, les États-Unis qui vous disent quelque chose de complètement inimaginable, et tout le monde vous fait un clin d'œil et dit que ce n'est pas ce que nous pensons qu'il va se passer. »

Ce scepticisme aurait été alimenté par le fait que les renseignements transmis à l'Ukraine et aux partenaires occidentaux n'étaient pas exhaustifs. « Bien que les Américains et leurs partenaires britanniques aient partagé une quantité importante d'informations, ils ont caché les interceptions brutes ou la nature des sources humaines qui étaient essentielles pour déterminer les plans de Poutine », indique le Washington Post. Les Américains craignant notamment que l'appareil de renseignement ukrainien soit noyauté par des espions ou que ces informations n'incitent l'Ukraine à lancer des offensives contre la Russie, ce qui aurait pu entraîner les États-Unis dans un affrontement direct.

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L'attitude méfiante de Zelensky était aussi renforcée par sa détermination à ne pas céder à la panique, ce qui aurait pu provoquer l'effondrement économique de son pays et la fuite de la population, que Kiev voulait mobilier pour repousser les Russes. « Soyons honnêtes : imaginez si toute cette panique vers laquelle tant de gens poussaient avait vraiment eu lieu. (..) Que serait-il arrivé à l'économie ? Aurions-nous pu tenir cinq mois comme nous l'avons fait ? », indique Andrii Yermak, le chef du cabinet de Zelensky, au Washington Post.

La France a cru à la diplomatie

Selon le Washington Post, la rétention d'informations a conduit Français et Allemands à douter de l'analyse américaine. « Ils soupçonnaient depuis longtemps que Washington et Londres cachaient parfois la base de leurs renseignements pour la faire paraître plus définitive qu'elle ne l'était réellement », poursuit le média américain. Ainsi, alors que les alertes américaines se multipliaient, Paris et Berlin ont insisté pour trouver une issue diplomatique à la crise. Une option qu'Emmanuel Macron a pensée possible jusqu'au bout.

Le 20 février, quatre jours avant l'invasion, le président français échange avec Vladimir Poutine au téléphone. L'échange est filmé par le journaliste Guy Lagache, pour un documentaire diffusé sur France Télévisions. Emmanuel Macron tente de convaincre le président russe d'accepter une rencontre avec les Américains et les Européens.

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À la fin de l'entretien, Poutine indique qu'il se trouve alors dans un gymnase. Il a l'intention d'aller jouer au hockey sur glace, mais explique qu'avant, il va appeler ses conseillers pour évoquer la tenue d'un sommet. Macron raccroche, visiblement soulagé. Mais la guerre ne sera pas évitée. « Poutine nous a menti comme un arracheur de dent. Depuis plusieurs jours, il mentait à Emmanuel Macron pour gagner du temps », enrageait un haut fonctionnaire dans Marianne, le 24 février.

Propagande et manipulation

Au fil des mois, nombre d'informations ont été rendues publiques par Washington et Londres, en particulier des cartes montrant le déploiement des troupes russes à la frontière. Une manœuvre destinée à empêcher la désinformation, alors que Poutine et les officiels russes ont toujours maintenu que les mouvements de leur armée n'étaient que des exercices.

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L'idée était alors d'empêcher Moscou d'inverser la responsabilité de l'ouverture du feu. Les Américains avaient appris que les Russes envisageaient de filmer et de diffuser une fausse attaque ukrainienne contre l'armée russe. « Le film de propagande serait lourd de spectacle, ont déclaré des responsables, avec des scènes graphiques d'explosions, accompagnées de cadavres posés en victimes et de personnes en deuil faisant semblant de pleurer les morts », relate le Washington Post. Malgré tout, le conflit ne sera pas non plus empêché par les alertes des États-Unis et du Royaume-Uni.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne