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"Qui a été le plus victime ?" : quand les profs sont confrontés à la concurrence mémorielle
Beaucoup de profs d'histoire géo ont été confrontés à la concurrence mémorielle.
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"Qui a été le plus victime ?" : quand les profs sont confrontés à la concurrence mémorielle

Vu de ma classe

Par Max Heze

Publié le

Chaque jeudi, retrouvez notre nouvelle rubrique « vu de ma classe ». Max Heze, qui enseigne l'histoire-géo dans un collège de zone périurbaine, chronique la vie quotidienne de sa classe. Dans cet épisode : comment remettre les choses en perspective quand un élève vous demande pourquoi les réfugiés ukrainiens sont mieux accueillis que les Syriens ?

M.est un élève de génie. Non pas que toutes ses interventions soient judicieuses, mais il est toujours volontaire pour participer, quitte à bricoler une réponse. Bien souvent il extirpe la classe de la raspoutitsa, en levant la main, quand celle-ci se fait désespérément silencieuse. Il raccourcit le temps de passage de l'ange, même à 8 h 05 du matin. Un gars sûr avec lequel on part se faire inspecter plus serein. Je n'étais donc pas surpris de l'entendre, à 16 h 20, une heure où ses camarades somnolent après leur septième cours de la journée, demander la parole de façon insistante : « M'sieur, M'sieur, M'sieur j'ai une question ». « Oui M. ? » « Pourquoi les réfugiés ukrainiens sont mieux accueillis en Europe que ceux qui ont fui la guerre en Syrie ? »

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Ah… premier réflexe, à une semaine du brevet blanc, il faut boucler le chapitre, l'esquive. « Mais là on traite de l'indépendance de l'Inde, M. ». Un simple rien à voir ne lui convient pas. « Oui mais vous expliquiez la différence entre réfugiés et déplacés au moment de la partition entre l'Union indienne et le Pakistan, ça m'y a fait penser ». M. reprend les notions du cours, il fait un lien, pas trop le choix, j'avance un début de réponse. « Les pays d'Europe de l'Est comme la Pologne ou la Hongrie sont frontaliers, ils partagent une culture commune et surtout un passé commun, ils ont connu les destructions de la guerre et ont appartenu au bloc soviétique, ils sont très sensibles au sort de leurs voisins ». Mouais… l'élève n'est pas convaincu. Il insiste, d'autant que ses camarades commencent à opiner de la tête quand il parle : « D'accord mais même en France, on les accueille mieux que les Syriens, ce n'est pas un peu raciste ? En Syrie, la guerre était encore plus horrible ». « On peut y voir une certaine discrimination oui, mais l'Allemagne, la Suède par exemple et même la France ont accueilli des milliers de réfugiés en 2015, et puis on peut être tristes pour les deux cas, la guerre, c'est horrible partout ». La sonnerie clôt le dialogue, tout le monde décarpille, le bus scolaire l'emporte sur la convention de Genève.

Point Godwin

Que sa réflexion soit personnelle, glanée sur les sites d'infos ou débattue en famille, M. incarne ce que beaucoup de profs d'histoire-géo connaissent : la concurrence mémorielle. Qui a le plus souffert ? Qui a été le plus victime ? Les Africains esclaves en Amérique ou les juifs exterminés en Europe ? Qui a été le plus salaud ? Hernan Cortès ou Himmler ? « Mais, Monsieur », en plein cours sur la Shoah, « on ne peut pas avoir été victimes d'autant de trucs horribles et puis faire ça aux Palestiniens ensuite ! ». On le voit, les élèves, dont l'esprit est encore en formation, font beaucoup de confusions et sont prompts à comparer. Chacun à la recherche de son point Godwin.

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Enseigner n'est pas une sinécure. Les profs ne détiennent plus le monopole du « savoir » et doivent faire face à des interrogations ou des remises en question fréquentes. L'Histoire enseignée en classe est, comme d'autres matières, issue de la recherche universitaire. Pourtant, elle ne fait plus toujours foi et se voit challengée par d'autres canaux. Cela peut venir d’une mémoire familiale en fonction du vécu de chacun, ou, de plus en plus, d’Internet. Des sites franchement orientés, plus ou moins bien sourcés, carrément conspirationnistes ou révisionnistes pullulent. Si des débats houleux, des actes de pure provocation existent en classe, toutes les interventions des élèves sur ces sujets ne sont pas malveillantes. Elles traduisent d’une certaine façon, en étant optimiste, une confiance dans l'institution « J'ai lu ça, monsieur, qu'est-ce que vous en pensez ? » dans ce cas-là le discours entendu par l'ado ici ou là lui semble suspicieux ou incomplet. Mais cela montre aussi une carence, un besoin de comprendre, d'approfondir des connaissances sur des thèmes parfois survolés en classe comme la colonisation et ses crimes.

« Le programme d'histoire n'élude pas ces sujets. Rien ne serait plus dommageable que de faire l'autruche sur le passé qui fâche. Malgré tout, certains estimeront toujours que le temps imparti à ces périodes est insuffisant, d'autres qu'il faut en finir avec la "repentance" ».

Ceci dit, le programme d'histoire dans le secondaire n'élude pas, et heureusement tant ils sont essentiels, ces sujets. Rien ne serait plus dommageable que de faire l'autruche sur le passé qui fâche. Des chapitres sont consacrés aux traites transatlantiques et transsahariennes dont ont été victimes les Africains. D'autres parlent sans détour de la colonisation et de la décolonisation avec des études de cas sur la guerre d'Algérie. On étudie le génocide des Arméniens pendant la Première Guerre mondiale, celui des juifs et des Tziganes pendant la Seconde et on ne minimise pas le rôle de Vichy dans la collaboration. Malgré tout, certains estimeront toujours que le temps imparti à ces périodes est insuffisant, d'autres qu'il faut en finir avec la « repentance ». Le programme d'histoire intéresse évidemment les politiques, mais le domaine est trop sérieux pour leur confier.

Société fragmentée

Pour aborder dans les meilleures conditions possibles ces sujets, les collègues disposent de nombreuses ressources listées par Eduscol, un site ressources du ministère, de séquences modèles sur des pages de sites bien connus des enseignants comme le Web pédagogique, des formations ou stages académiques « Génocides entre histoire, mémoire et justice » par exemple et une bibliographie de chercheurs conséquente. Toutes insistent sur l'importance de la contextualisation de la question abordée, de la chronologie, de la cartographie, du croisement des regards, de l'étude des causes idéologiques, politiques ou économiques… Et si l'émotion peut transparaître à travers les témoignages de victimes rescapées ou des bourreaux, qui aident à incarner l'objet d'étude, le but est bien de dépassionner le plus possible les propos pour se concentrer sur les faits. Cela demande un travail préparatoire rigoureux prévu pour un cours planifié à l'avance. Les situations les plus délicates naissent surtout quand l'actualité surgit soudainement dans la classe. Le prof peut être alors amené à se dépatouiller seul face aux interrogations sur le conflit israélo-palestinien… en plein cours sur l'organisation territoriale des États-Unis. Il a la tête à Chicago, son élève à Gaza. Les événements dramatiques en cours en Israël entraîneront certainement quelques questions dans les semaines à venir.

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Les responsabilités passées doivent être étudiées franchement pour réconcilier les mémoires mais il faut aussi prendre le temps de regarder les transversalités, les échanges et tout ce qui fait lien à l'image de la fameuse thèse de Braudel sur l'espace méditerranéen au XVIe siècle qui avait, à son époque, considérablement affecté la façon d'étudier l'histoire. Plusieurs chapitres au collège ont été pensés en ce sens comme celui sur les relations entre Byzantins, Carolingiens et le monde arabo-musulman au Moyen-Âge. Étudier les différences mais aussi les ponts.

Un boulot de génie, vous dis-je. Notre société, fragmentée, où les « communautés », les « groupes » sont ciblés sur le Net par des algorithmes qui mettent surtout en évidence des informations confortant chacun dans son opinion a besoin de ce travail de longue haleine. Pas si évident dans une époque dominée par l'émotion et à la recherche de réponses immédiates.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne