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"Le cordon-bleu est la Stan Smith de la charcuterie. Il y a avec lui un lien affectif générationnel et émotionnel."
"Le cordon-bleu est la Stan Smith de la charcuterie. Il y a avec lui un lien affectif générationnel et émotionnel."
PHOTOPQR/LE PARISIEN/MAXPPP

Bar à cordon-bleu ou à coquillettes : "Tout corps plongé dans un bar en ressort avec une aura de modernité"

Entretien

Propos recueillis par

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Quelques semaines après les polémiques liées à l'ouverture d'un bar à coquillettes, la capitale accueille un nouvel établissement à concept éphémère : un bar à cordon-bleu. Patrice Duchemin, sociologue de la consommation, décrypte pour « Marianne » ce nouveau phénomène.

Marianne : Quelques semaines après le bar à coquillettes, un bar à cordon-bleu vient d’ouvrir dans le quartier Montmartre, à Paris. Au-delà, nous trouvons aujourd’hui des bars à céréales, à vin, à bières, à chats, etc. Que signifie cette prolifération de bars à concepts ?

Patrice Duchemin : Il faut savoir que ce genre de projet demande beaucoup d’organisation et de temps, puisqu’il s’agit de « pop-up store », c’est-à-dire de commerce éphémère. C’est-à-dire que ceux qui ont lancé le bar à cordon-bleu ignoraient probablement qu’un bar à coquillettes se lancerait avant eux. S’ils l’avaient su, vu les polémiques autour du commerce, notamment à cause du prix, ils ne l’auraient probablement pas fait.

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Aujourd’hui, nous avons des bars à jeans, à ongles, etc. Tout cela ressemble à des blagues Carambar. Avant, le bar était quelque chose de très précis. Ce qui est intéressant, c’est que lorsqu’on dit « bar », on ne dit pas « commerce ». Le commerce est aujourd’hui un peu honteux : derrière, on pense aux dépenses, à la consommation et à l’inflation. Le mot « bar », dans l’imaginaire collectif, c’est sympathique, c’est la convivialité, voire la communauté. Le bar, c’est en théorie le lieu où des gens d’un même quartier se rencontrent. À côté, les vrais bars ne se revendiquent plus comme tels. Le bar PMU a disparu, on ne parle plus que de PMU. À l’inverse, même les bars à cocktails ne sont pas de vrais bars. Finalement, les « bars à » sont souvent des pop-up store, qui constituent un événement et dans lesquels on vit une expérience, avec un produit banal. Il y a souvent des marques derrière. Actuellement, tout corps plongé dans un bar en ressort avec une aura de modernité. C’est pour cela que les Galeries Lafayette ont un bar à jeans.

Derrière ces bars qui nous proposent des coquillettes, des cordons-bleus ou des céréales, devons-nous voir un délire régressif ?

Je dirais plutôt une attente de génération. Les millénials et la génération Z sont perclus de réseaux sociaux. Résultat, ils aiment passer du temps entre eux dehors, il suffit de regarder la queue à Big Mamma [groupe de restaurants français spécialisé dans la cuisine italienne]. Ensuite, ils aiment bien jouer avec le passé. Maintenant, on est nostalgique de sa jeunesse de plus en plus tôt. Il n’est pas rare d’entendre des jeunes de 17 ans dire : « Quand j’étais petit ». On réédite de plus en plus vite, que ce soient les anciens modèles de Nike, Adidas ou Lacoste, ou les téléphones à clapet. Bientôt ce sera le walkman. Quoi qu’il en soit, le passé est de plus en plus proche. Le cordon-bleu est la Stan Smith de la charcuterie. Il y a avec lui un lien affectif générationnel et émotionnel.

Devons-nous y voir la mort de la gastronomie ? Le bar à coquillettes ou à cordon-bleu ne sont-ils pas de nouveaux fast-foods ?

Oui, en quelque sorte. Le fast-food s’est polarisé. Nous avons d’un côté le fooding, avec des chefs passés à la télé. Les clients y vivent des « émotions » et se lâchent. Ils peuvent y dépenser exceptionnellement, trois ou quatre fois dans l’année, 100 euros. Au quotidien, il y a la « street-food », plutôt que « fast ». Avant on « se faisait » des burgers ou des kebabs, aujourd’hui, on « se fait » en plus des Asiatiques ou des Italiens.

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Le cordon-bleu est du côté comfort-food. Il est possible de le manger dans la rue avec les mains. Le cordon-bleu et les coquillettes ont été rattrapés par la modernité. Maintenant, les coquillettes sont aussi proposées dans de vrais restaurants, par exemple à la truffe. Depuis le Covid-19, les cantines disparaissent, parce que les gens restent plus chez eux. Les jeunes commandent de plus en plus à emporter, dans des plats en kraft qui passent micro-onde, avec des formules à 12 euros. Même les boulangeries deviennent dans ces conditions des traiteurs. Le cordon-bleu peut donc trouver sa place dans cette configuration. Les collègues mangent de moins en moins entre eux au restaurant, mais dans la start-up. De même, on ne va plus chez Untel et on se fait moins livrer, car on a de plus en plus conscience qu’on exploite quelqu’un en le faisant. Voilà pourquoi les plats simples et micro-ondables réussissent mieux que le bœuf bourguignon. Derrière, il y a l’économie du temps.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne