Accueil

Agora Entretiens et débats
"La commission a également insisté sur la nécessité de traiter TikTok en éditeur de contenus et non en simple hébergeur pour sortir de ce positionnement hypocrite. La plateforme doit être encadrée et non rester dans un flou qui lui profite au détriment de nos jeunes, de la cohésion de nos sociétés et de nos lois. Quitte à en envisager l’interdiction."
"La commission a également insisté sur la nécessité de traiter TikTok en éditeur de contenus et non en simple hébergeur pour sortir de ce positionnement hypocrite. La plateforme doit être encadrée et non rester dans un flou qui lui profite au détriment de nos jeunes, de la cohésion de nos sociétés et de nos lois. Quitte à en envisager l’interdiction."
©Crédit : Mickaël Schauli.

Mickaël Vallet : "TikTok doit être encadré pour préserver la société, voire interdit s'il le faut"

Entretien

Propos recueillis par

Publié le

Le sénateur socialiste Mickaël Vallet a présidé la commission d'enquête sénatoriale initiée par Claude Malhuret – qui en fut le rapporteur – sur la plateforme TikTok. Dans un entretien avec « Marianne », il rappelle les conclusions inquiétantes du rapport de Claude Malhuret, alors que la Commission européenne vient d'ouvrir une enquête sur la plateforme.

La Commission européenne a annoncé l’ouverture d’une enquête visant TikTok pour des manquements présumés en matière de protection des mineurs. La plateforme s’expose à une amende allant jusqu’à 6 % de son chiffre d’affaires annuel mondial, et une interdiction d’opérer en Europe. À cette occasion, Mickaël Vallet, sénateur PS, a répondu à nos questions à propos de la commission d'enquête sénatoriale sur TikTok, lancée par Claude Malhuret, président du groupe des Indépendants (Horizons), qu'il a présidée au nom de l'opposition sénatoriale.

Marianne : Comment juger ce choix de la Commission au regard de la passivité européenne jusqu'ici dans ce dossier ?

Mickaël Vallet : L’eurocritique que je suis reconnaît volontiers que la lutte structurelle contre les débordements des Gafam et des nouveaux acteurs tel que TikTok doit dans toute la mesure du possible s'organiser au niveau européen. C'est ce qui s'est passé ces dernières années avec des textes dont le plus connu du grand public est le RGPD [Règlement général sur la protection des données]. Bien sûr, nous avons le sentiment de courir derrière les dommages causés par les innovations toujours plus rapides des plateformes mais cette domestication de l’usage est une nécessité et il faut accélérer le combat qui est mondial. Il en va de notre santé démocratique, de notre santé tout court et de nos libertés publiques.

À LIRE AUSSI : TikTok interdit aux mineurs, des internats plus attractifs… comment faire des enfants de meilleurs citoyens

La procédure que vous évoquez porte sur des infractions présumées au règlement sur les services numériques récemment entrés en application. Il est bienvenu que ceux qui jouent, plus encore que les autres, au chat et à la souris avec les autorités pour ne pas fournir les informations demandées et les preuves de leur bon comportement fassent l’objet d’enquêtes.

Au sommet des préoccupations du gendarme européen, on trouve l’absence de transparence sur la publicité et sur l’accès aux données pour les chercheurs, mais également et surtout, des manquements en matière de protection des mineurs. Pourquoi et comment TikTok et ses agents entretiennent-ils cette opacité, que vous souligniez dans votre rapport ?

Ce sont effectivement tous les points qui ont été soulevés par le rapporteur Claude Malhuret et sur lesquels ont porté les auditions. La publicité pose la question du modèle économique très opaque de TikTok sur laquelle les représentants de la plate-forme en France n’ont pas apporté de réponses, sauf à considérer qu’une puissance étrangère trouve un intérêt à soutenir à perte l’application. L’obligation d’accès aux données pour permettre aux chercheurs et à la société civile de comprendre les biais de l’algorithme est une nécessité démocratique. Lorsque vous achetez un produit alimentaire, vous êtes en droit de connaître jusqu’au colorant qui est intégré à la recette. Quand vous lisez un journal, vous savez qui le possède et qui est le rédacteur en chef.

À LIRE AUSSI : Tiktok : ce qui se cache derrière le phénomène Pinkydoll et ses 7 000 dollars de revenu par jour

Pour les plateformes, c’est pareil, à la différence près que ces éléments ne sont pas clairement fournis notamment par TikTok. Enfin, s’agissant de la protection des mineurs, je poursuis le parallèle. Un jouet, un jeu vidéo ou un film est vendu avec un âge d’utilisation et de visionnage. Or, en allant sur TikTok, les mineurs s’exposent à des contenus dont ils devraient être protégés. Et c’est à la plateforme de s’assurer que cela n’arrive pas. Mais pour cela, elle doit y mettre les moyens humains et risquer d’être moins attractive et de brider son développement. Ici, les intérêts économiques de TikTok priment les intérêts des utilisateurs.

Quels liens entre la Chine et TikTok votre rapport a-t-il réussi à mettre en lumière ?

Lors de nos auditions, la parole a été donnée à ceux qui savent décrypter les modes opératoires de la Chine et que l’on écoute trop peu. Le rapporteur a aussi fait un gros travail de mise en lumière pour faire apparaître ce que la commission a qualifié « d’ombres chinoises ». À la manière des États-Unis et de leur extraterritorialité qui permet de considérer que rien de ce qui est américain ne leur est étranger, même à l’étranger, rien de ce qui est chinois ne peut réellement résister aux injonctions du parti-Etat.

Et en étudiant ne serait-ce que les données ouvertes sur les ramifications entre les différentes entreprises qui ont fait ou gravitent autour de TikTok on y trouve le contrôle de ressortissants chinois et donc potentiellement du pouvoir chinois. Ainsi que l’a rappelé Bernard Benhamou, grand spécialiste du numérique, durant son audition, si les services chinois ne faisaient pas usage des données collectées par TikTok, ce serait une faute professionnelle.

Qu’apprend-on de la question de l’algorithme du fil « Pour toi » de TikTok ?

À la différence des algorithmes d’autres applications, celui de TikTok n’est étudiable que de l’extérieur, comme on surveillerait une activité militaire par satellite sans rien connaître de ce qui se passe au sein des casernes et des unités. Et nos questions sont restées sans réponse de la part des représentants de TikTok. Où est géré cet algorithme et par qui ? Qui prend la responsabilité de pousser ou d'invisibiliser certains contenus ? Le mystère reste entier et la méfiance avec par conséquent.

À LIRE AUSSI : Sur TikTok, le défi manqué de la protection des mineurs

Ajoutons à cela que toutes les personnes auditionnées ont reconnu l’efficacité et le caractère très addictif du fil « Pour toi » qui sait proposer des vidéos enfermant rapidement dans ce qu’on appelle une bulle de filtre. Vous vous voyez proposé ce qui vous plaira. Enfin, l’ergonomie de l’application avec le format court est très réussie et d’ailleurs, copiée par d’autres supports comme Facebook, Instagram ou YouTube.

Comment TikTok gère-t-il la désinformation ?

Ou plutôt comment est-ce qu’ils ne la gèrent pas assez ! C’est un des manquements que la commission a mis en lumière. D’après l’entreprise américaine NewsGuard, il faut en moyenne moins de quarante minutes de navigation sur TikTok pour être exposé à une fausse information – une durée très courte au regard du temps passé en moyenne par les utilisateurs, à savoir quatre-vingt-quinze minutes par jour. Et environ un quart des Américains de moins de trente ans s’informent régulièrement sur TikTok.

Ces éléments permettent de mesurer le danger qui consisterait à laisser la situation en l’état. Une des particularités de ce réseau social est le format vidéo. Traquer les fausses informations dans du texte est plus aisé, avec des moteurs de recherche ad hoc, que dans des vidéos. Cela demande des moyens financiers et humains et TikTok n’a pas démontré qu’ils étaient mobilisés sur le sujet.

Comment jugez-vous les mesures prises par la France face à TikTok ?

Il faut savoir ce que vous entendez par « la France », car les acteurs sont multiples. La Cnil fait son travail en signalant les manquements mais les enquêtes sont alors transmises à son homologue irlandais du fait de la localisation du siège social de TikTok en Europe. Des esprits taquins vous diraient que cet emplacement est dû à des raisons fiscales. Il y a là un sujet. L’Arcom, de son côté, va renforcer son implication en étant l’opérateur chargé de superviser les activités des plateformes numériques, ce qui nécessite plus de moyens budgétaires qu’aujourd’hui. Enfin, le gouvernement adapte les textes européens dans le droit français sans perdre trop de temps. En 2023, Jean-Noël Barrot, ministre du Numérique, a présenté devant le Parlement la loi sur la sécurisation et la régulation de l’espace numérique. Il ne pouvait pas faire pire que son prédécesseur Cédric O, ministre qui s’affichait avec des T-shirt siglés Google et qui n’avait pas une grande sensibilité aux questions de souveraineté.

« On est loin de la prise de conscience généralisée qu’on pourrait attendre de nos gouvernants. »

Enfin, il faut aussi se méfier des annonces sur l’interdiction des applications dites récréatives sur les téléphones professionnels des ministres et des hauts fonctionnaires car le vrai sujet est celui de l’hygiène numérique de tous les décideurs des « opérateurs d’importance vitale » dont la liste a été élargie par la nouvelle directive sur la sécurité des réseaux et de l’information dite NIS 2. Et d’ailleurs, si vous saviez quelles messageries et applications utilisent beaucoup de ministres et parmi les plus gradés : le Premier ministre renvoie lui-même sur son profil Twitter à une chaîne WhatsApp pour suivre ses activités. On est loin de la prise de conscience généralisée qu’on pourrait attendre de nos gouvernants.

Quelles sont les préconisations de votre rapport ?

Cette commission d’enquête a permis d’approfondir la prise de conscience sur cette plateforme mondiale qu’est devenu en très peu de temps TikTok. À titre personnel, cela ne m’a enlevé aucune de mes préventions sur le danger représenté par les Gafam américains et je garde Snowden en tête, mais a renforcé celles que j’avais sur TikTok. Nous avons là affaire à un acteur mondial porteur de très grands dangers.

Sur proposition du rapporteur Claude Malhuret, la commission a adopté 21 recommandations dont la plupart sont des exigences formulées à l’endroit de l’entreprise et qui recoupent les règles nouvellement mises en œuvre au niveau européen : vérification réelle de l’âge de l’abonné, moyens adaptés de lutte contre les contenus illicites, améliorer la protection des données… La commission a également insisté sur la nécessité de traiter TikTok en éditeur de contenus et non en simple hébergeur pour sortir de ce positionnement hypocrite. La plateforme doit être encadrée et non rester dans un flou qui lui profite au détriment de nos jeunes, de la cohésion de nos sociétés et de nos lois. Quitte à en envisager l’interdiction.

Votre abonnement nous engage

En vous abonnant, vous soutenez le projet de la rédaction de Marianne : un journalisme libre, ni partisan, ni pactisant, toujours engagé ; un journalisme à la fois critique et force de proposition.

Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne