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De gauche à droite, les adversaires de toujours Laurent Fabius et Alain Juppé.
De gauche à droite, les adversaires de toujours Laurent Fabius et Alain Juppé.
PIERRE VERDY / AFP

Retraites : quand le recours au Conseil constit' rappelle un duel Fabius/Juppé… de 1996

Article 47-1

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Laurent Fabius, actuel président du Conseil constitutionnel, et Alain Juppé, « simple » membre, vont devoir se pencher sur le bien-fondé de la procédure accélérée employée par le gouvernement pour adopter la réforme des retraites. Un véhicule législatif régi par l'article 47-1 de la Constitution, mis en place en 1996… par le même Alain Juppé et (déjà) conspué par le socialiste Laurent Fabius.

La contestation s'étend et le Conseil constitutionnel est scruté de près. Après l'adoption de la réforme des retraites par la grâce du 49.3, le texte est à présent entre les mains des Sages de la rue de Montpensier. Lesquels rendront leur avis sur sa validité le 14 avril . Aux manettes, Laurent Fabius , ex-Premier ministre de François Mitterrand mais surtout ancien adversaire d'Alain Juppé , lui-même chef du gouvernement de Jacques Chirac entre 1995 et 1997. Le même Alain Juppé n'est autre que l'artisan de la réforme constitutionnelle de 1996 introduisant l'article 47-1, qui permet des débats très courts, et qui se retrouve aujourd'hui au cœur des critiques. De quoi présager des débats hauts en couleur rue de Montpensier.

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Retour trente ans plus tôt. Élu à la magistrature suprême un an auparavant, Jacques Chirac a fait voter, en juillet 1995, une révision constitutionnelle visant, entre autres, à élargir le champ d’application du référendum et à instituer une session parlementaire unique. L'objectif étant d'octroyer une plus grande liberté au Parlement. Bis repetita six mois plus tard : le président veut dorénavant que le Parlement soit décisionnaire en matière de financements de la Sécurité sociale, comme c'est déjà le cas pour le budget de l'État. Et compte, pour ce faire, user du même principe de limitation des débats dans le temps, via l'ajout d'un alinéa 1 à l'article 47 de la Constitution.

Plus de pouvoir au Parlement… mais pas trop non plus

Ainsi, au cas où « l'Assemblée nationale ne s'est pas prononcée en première lecture dans le délai de vingt jours après le dépôt d'un projet », le gouvernement pourrait saisir « le Sénat qui doit statuer dans un délai de quinze jours ». Viendrait ensuite un passage nécessaire en commission mixte paritaire, réunissant sept sénateurs et sept députés, pour arriver à une version plus consensuelle du texte. Au bout de 50 jours après le dépôt du texte à l'Assemblée, si absence d'accord il y a, l'exécutif pouvait alors faire le choix d'adopter le PLFRSS par ordonnance. En se passant, donc, du vote du Parlement.

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Pour voter sa réforme constitutionnelle, le président d'alors convoque le Parlement, réuni en Congrès à Versailles dès le 19 février 1996. Les socialistes, eux, voient rouge – et le font allègrement savoir dans la presse. Sur le fond – donner plus de pouvoir au Parlement – le projet est salutaire. Mais il écarte de facto les partenaires sociaux des négociations du budget Sécu – pourtant l'une de leurs prérogatives depuis 1945. Surtout, le Parti socialiste (PS) pointe l'hypocrisie du gouvernement, qui accorderait un « faux pouvoir de décision » au Parlement, du fait notamment de la concision du temps des débats.

Cette dernière formule est signée Laurent Fabius, sur Europe 1 le 23 janvier 1996. Il développera longuement son argumentaire durant les débats du Congrès face à un Alain Juppé, alors Premier ministre, lequel vante une réforme permettant, au contraire, « plus de démocratie pour plus de progrès social » : « Ce délai [expliqué plus haut] dont on pourra peut-être souligner la brièveté, trouve sa justification dans la nécessité d'adopter la loi de financement avant le début de l'année qu'elle concerne et de ne pas distinguer ainsi l'exercice civil et budgétaire d'un autre exercice propre à la Sécurité sociale », se justifiait le chef du gouvernement. En d'autres termes, ces dispositions évitaient à la France de vivre un « shutdown » à l'américaine.

Une Cassandre au Congrès

Laurent Fabius ne l'avait, naturellement, pas entendu de cette oreille. Cette future loi « ne peut conduire à une responsabilité plus forte du Parlement », griffait-il depuis la tribune, sous les applaudissements de son camp. En cause, les « modalités d'examen des lois de financement » : « Vous les calquez sur celles des lois de finances, ce qui veut dire qu'il y aura peu de jours pour examiner des projets fort importants. […] Vous enserrez toutes choses dans de telles conditions – ayant recours aux ordonnances, encore elles ! si les délais ne sont pas respectés – qu'on peut finalement se demander si la responsabilité du Parlement ne sera pas encore plus faible qu'elle ne l'est aujourd'hui. »

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Clairvoyant, le futur président du Conseil constitutionnel. Cette restriction est justement celle ayant permis au gouvernement d'Élisabeth Borne d'encadrer et de limiter au maximum les débats sur la réforme des retraites . Un véhicule législatif dont de nombreux acteurs et observateurs de la vie politique estiment qu'il est inadéquat pour faire voter un tel texte. Dans une tribune publiée sur le site web de Marianne , Corinne Lepage, ancienne ministre de l'Environnement, et Chantal Cutajar, juriste et maître de conférences à l'université de Strasbourg, affirment qu' « il y a clairement un détournement de procédure » : « Il ne s’agit clairement pas d’une loi de finances rectificative de la Sécurité sociale. Il s’agit d’une modification profonde du régime de retraite », font-elles valoir. À moins que les Sages, d'abord soucieux de l'équilibre budgétaire – nommé Premier ministre en 1984, Fabius n'avait-il pas dû assumer le « tournant de la rigueur » annoncé l'année précédente par François Mitterrand ? – et du rigoureux respect des cadres posés par la Constitution, ne décident de rejeter qu'une partie de la réforme du gouvernement.

Car, depuis sa tribune, en 1996, Laurent Fabius pointait un autre détail, où le Diable s'est aujourd'hui niché : l'impossibilité de faire figurer certaines dispositions qui ne concerneraient pas le financement stricto sensu de la Sécurité sociale… les fameux « cavaliers législatifs » ou « cavaliers budgétaires ». Ceux-ci risquent la censure pure et simple du Conseil constitutionnel. Or, la réforme d'Emmanuel Macron en compte un grand nombre – les mesures portant sur les séniors ou la pénibilité, par exemple, soit toutes celles donnant un tant soit peu de coloration sociale au texte. Et, en dépit de son opposition passée à la loi constitutionnelle de 1996, le socialiste compte bien se montrer inflexible, comme le rapportait Le Canard enchaîné fin janvier : « Nous ne voulons pas de détournement de procédure. […] Nous regarderons si [le texte] a une incidence financière, car tout ce qui est hors champ financier peut être considéré comme un cavalier budgétaire et dans ce cas il faudrait un deuxième texte. »

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne