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Opération anti-crack à Paris : "On ne fait que déplacer le problème"
Démantèlement du « campement du crack » au square Forceval à Paris, dans le XIXe arrondissement, mercredi 5 octobre.
BERTRAND GUAY / AFP

Opération anti-crack à Paris : "On ne fait que déplacer le problème"

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Annoncé ce 5 octobre par le ministre de l'Intérieur, le démantèlement du « campement » du square de Forceval mettra-t-il définitivement fin aux problèmes liés au crack à Paris ? Pour Mathieu Zagrodzki, spécialiste des questions de police et de sécurité, « si la seule action est une intervention policière, […] on n'ira pas très loin ».

Ils étaient anciennement établis vers la porte de La Chapelle et à Stalingrad à Paris. Un an après leur installation forcée au square de Forceval, près de la porte de La Villette, les consommateurs de crack ont commencé à être évacués par les forces de l'ordre ce mercredi 5 octobre dans la matinée. L'opération, annoncée par le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin, intervient après une série d'échecs essuyés par les pouvoirs publics depuis le début des années 2000, rappelle Mathieu Zagrodzki, chercheur associé au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip).

Marianne :Sur les réseaux sociaux, le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin dit avoir « ordonné le démantèlement définitif du "campement du crack" du square de Forceval à Paris ». Au total, 1 000 policiers seront mobilisés sur 24 heures. Une opération d'une telle ampleur est-elle inédite ?

Mathieu Zagrodzki : Des opérations d’évacuation de lieux de squat, il y en a eu quelques-unes. On peut citer l’exemple de la colline du crack ou des réfugiés afghans le long du canal Saint-Martin à Paris. Il y a une bonne dizaine d’années, la gare de Saint-Denis avait fait l’objet d’une initiative similaire. Donc, que des opérations d’envergure soient menées, cela s’est déjà vu.

Les effets dépendent de ce que l'on fait derrière, et notamment de la présence policière pour empêcher les gens de revenir. Mais en réalité, on ne fait que déplacer le problème. Des phénomènes analogues se reconstituent.

À la fin des années 2000, des opérations assez massives avaient été menées dans le XVIIIe arrondissement de Paris pour évincer des toxicomanes qui squattaient notamment le square Léon. On a retrouvé les mêmes aux abords de la gare de Saint-Denis, jusqu’à ce que l'émission Complément d’enquête fasse un reportage et que Brice Hortefeux [ministre de l'Intérieur entre 2009 et 2011] s’en charge finalement.

« Les addicts au crack font partie d’une classe sociale au-delà du précaire, ils sont dans un état de pauvreté extrême. Les pauvres bougres dans ces camps sont complètement en dehors de la société. »

Si la seule action est une intervention policière, sans autres solutions, on n'ira pas très loin. Cette opération s’inscrit aussi – mais pas seulement – dans une volonté d’apaiser les rapports avec la mairie de Paris, qui étaient exécrables quand Didier Lallement était préfet [entre 2019 et 2022].

Le qualificatif « définitif » employé par le ministre ne vous semble donc pas pertinent ?

Ce démantèlement sera définitif si la présence policière devient définitive elle-même. Mais, à moins que des solutions d’hébergement et de soin pérennes ne soient mises en place pour ces personnes, si les toxicomanes restent dans la rue, ils vont se rassembler autre part. Généralement, les points de regroupement correspondent aussi aux points de trafic : les dealers vont s’implanter quelque part et les toxicomanes vont s’installer à proximité, ou l’inverse. L’offre est liée à la demande et inversement.

Quels étaient les problèmes liés à ce « campement du crack » ?

Globalement, le crack est très addictif. Il est basé sur de la cocaïne coupée à d’autres produits chimiques. C’est un excitant, un stimulant. Il produit un sentiment de manque très fort et une attitude imprévisible chez son consommateur, souvent issu d’une population très précaire. Quelqu’un qui a pris du crack peut se montrer très violent, et peut même – j’y ai assisté lors de patrouilles, quand je faisais ma thèse – aller jusqu’à s’automutiler à certains moments de perte de cognition.

Toute cette question est liée au manque. Il faut une dose, donc payer cette dose. Les addicts au crack font partie d’une classe sociale au-delà du précaire, ils sont dans un état de pauvreté extrême. Les pauvres bougres dans ces camps sont complètement en dehors de la société. Là où le banquier d’affaires en manque de cocaïne pourra facilement trouver un fournisseur, eux vont se rabattre sur la délinquance ou la prostitution.

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Après, la délinquance n’est jamais un facteur unique. On ne viole pas parce qu’on prend du crack, mais parce que s’additionnent plusieurs facteurs : on vit dans la rue où les normes sociales sont laissées de côté, on n’a pas ou peu été éduqué, on ressent la solitude et la frustration de sa situation. Aucun comportement ne tombe du ciel ou n’est dû qu'à une seule chose.

Que peuvent les forces de l’ordre face à ce phénomène ?

Elles ne peuvent pas grand-chose sauf travailler sur les réseaux de vente de stupéfiants et sur les questions – si certains des toxicomanes sont en situation irrégulière – d’immigration. Mais cela ne résoudra pas le problème de la toxicomanie, qui est médico-social. Et le maintien de l’ordre se fait durant une durée déterminée. C’est la stratégie qui a été adoptée à La Chapelle pour empêcher la vente illégale de tabac. L’idée était de maintenir une présence statique dissuasive, comme au quartier de la Guillotière à Lyon.

Mais ce n’est qu’un sparadrap. Il y a de nombreux de points de désordre en France où se combinent les problèmes, comme les stups ou la vente à la sauvette, liés à l’économie de la misère. Il y en a littéralement des centaines, on ne peut pas mettre des CRS à tous ces endroits. Cette solution plaît aux riverains, mais c’est surtout de l’affichage même si je ne nie pas une efficacité à court terme.

Seules deux villes en France ont accueilli des salles de consommation à moindre risque, dites « salles de shoot » : Paris et Strasbourg. Cette dernière est-elle soumise aux mêmes difficultés que la capitale ?

Paris n’a pas le monopole de la toxicomanie mais est, de loin, la plus grosse plaque tournante en France, du fait de sa densité notamment. La quantité de personnes à accueillir à Paris est incomparable avec celle de Strasbourg, où le flux de gens qui viennent dans les salles de consommation à moindre risque se faire une injection est bien moindre.

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Le flux est beaucoup plus tendu à Paris, notamment dans le nord-est parisien. La toxicomanie reste globalement le lot des très grandes villes. L’agglomération parisienne est dix fois plus peuplée que la deuxième agglomération française : 11 millions d’habitants, contre 1,5 million à Marseille. Il y a donc un effet de nombre, qui rend aussi le phénomène plus visible.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne