Le neuropsychiatre Boris Cyrulnik livre dans « Quand on tombe amoureux, on se relève attaché » (Odile Jacob), une réflexion sur les désordres affectifs générés par notre société moderne individualiste, lesquels déstructurent notre identité personnelle, déconstruisent les structures familiales, sont responsables d'une chute de la natalité ainsi que d'une impossibilité, pour notre cerveau, à « tomber amoureux ».
Boris Cyrulnik publie Quand on tombe amoureux, on se relève attaché (Odile Jacob) où il analyse les phénomènes de l’amour et de l’attachement d’un point de vue cérébral et sociétal. Le manque d'attachement affectif – dont des experts en psychiatrie ont mesuré les effets au lendemain de la seconde Guerre Mondiale, quand des dizaines de millions d'orphelins, abandonnés, sont devenus très violents – est responsable d’un dysfonctionnement cérébral.
Si aujourd’hui, en France, les femmes n’ont jamais été aussi émancipées et si les enfants n’ont jamais été si peu battus, le neuropsychiatre observe un pic d’angoisse, de divorces, une déstructuration des liens affectifs et une chute de la natalité. Selon lui, notre culture moderne, qui place le développement personnel au sommet de la hiérarchie des valeurs, explique le mal-être croissant, les désordres psychiques et familiaux ainsi qu'une incapacité, pour notre cerveau, à tomber amoureux. Marianne l'a rencontré.
Marianne : On entend beaucoup parler du rapport entre les sexes, de crise du genre, etc. Mais un mot qu'on emploie assez peu finalement, est celui d'amour. Qu’en pensez-vous ?
Boris Cyrulnik : Quand on est amoureux, on est fasciné, capturé par l'autre. Ce n'est pas le cas de l'attachement qui nous sécurise et nous permet d'explorer le monde. Ce sont deux notions psychologiques, émotionnelles et sentimentales, totalement différentes, qui correspondent à des localisations cérébrales différentes. L'amour a mis longtemps à apparaître. Le mot a émergé au XIIe siècle à l'occasion des cours d'amour inventés par les femmes qui refusaient l'amour à la franque – l’amour brutal. Sont survenus des rituels de cour, de politesse… C’était une vraie révolution.
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Avant, ce qui comptait était le ventre des femmes pour mettre au monde des garçons afin de faire la guerre et travailler 15 heures par jour au fond des mines. La personnalité des femmes n'était pas pensée et les hommes n'avaient de valeur que par la violence. D'où le patriarcat, légitimement critiqué par les féministes. Il y avait probablement des émotions sexuelles, sentimentales, de l'amour aussi, mais cela n'avait pas de sens social. Quant au mot attachement, il est apparu en 1951. Mon maître, John Bowlby, président de la société britannique de psychanalyse, avait réalisé une enquête après la Seconde Guerre mondiale ; des dizaines de millions d'orphelins survivaient par la violence, attaquant les gens dans la rue.
Pour Bowlby, ces enfants étaient violents à cause d’un défaut de soins maternels. Margaret Mead, l’une des premières féministes, l'a mal pris à l'époque. Bowlby a alors proposé une autre formulation et a indiqué qu’il s’agissait de carence affective. Il en a déduit une thérapeutique : quand les enfants peuvent tisser un lien affectif avec leur mère ou un substitut maternel, ils n'ont plus aucune raison d'être violents. Il y a eu ensuite de nombreuses études expérimentales, cliniques, comportementales, psychanalytiques, confirmées aujourd’hui par la neuro-image : le manque d'affectivité provoque un dysfonctionnement cérébral.
Vous montrez que l'amour dépend de la manière dont l'attachement s'est constitué pendant les mille premiers jours…
Le premier à faire cela a été le psychanalyste René Spitz, et Anna Freud, la fille de Sigmund. Les bombardements de Londres ont été d'une immense cruauté, beaucoup d'enfants ont été sous les décombres et ont vu leurs parents mourir. Ces enfants se balançaient en permanence et suçaient leur pouce. En cas d'émotion, ils s'agressaient ou se tapaient la tête par terre, contre le mur avec une violence effrayante. Comme il n'y avait pas d'altérité, les seules informations qui les touchaient venaient de leur corps. D’où des comportements autocentrés ou des auto-agressions, parfois extrêmement violentes. Quand le faisceau de la récompense est satisfait, l'enfant est sécurisé. Sinon, c'est le faisceau de la punition qui passe au rouge. Dès qu'on propose à ces enfants une niche sensorielle sécurisante, on observe dans le cerveau une résilience neuronale très facile à déclencher.
Donc des types d'amour vont se greffer à cet apprentissage affectif…
On peut tomber amoureux sans s'attacher. Mais on peut aussi tomber amoureux et tisser le lien de l'attachement. L'idéal, c'est quand les deux sont associés. Le coup de foudre est un évènement mystérieux. C'est ne plus tenir compte de la loi des pères, des prêtres, des familles, comme dans Roméo et Juliette. L'amour est révolutionnaire, désocialisateur. Si l’attraction est réciproque, c’est une aventure merveilleuse, intense, coupée de la société, voire, de la réalité. Mais si elle n'est pas relayée par l'attachement, elle ne dure pas. L’harmonisation affective devrait marcher pour beaucoup de couples modernes puisque les femmes sont désormais émancipées mais on constate que cela ne marche pas tellement car les couples tiennent environ 6 ans. Il y a donc un phénomène culturel qui abîme ce processus naturel.
Ce phénomène culturel, c'est quoi ?
Notre société privilégie le développement personnel qui est devenu la valeur suprême de notre hiérarchie des valeurs. Alors que, pendant longtemps, les sociétés ont privilégié le sacrifice des femmes pour la maternité et des hommes pour la guerre ou pour travailler 15 heures par jour au fond des mines. Aujourd'hui, les jeunes filles se scarifient de manière incroyable, alors qu’elles ont une possibilité de s'épanouir. Mais la société encourage tellement le développement personnel que cela les isole. Les femmes gagnent leur paie elles-mêmes, se débrouillent de mieux en mieux grâce à l'école et à l'arrêt de la guerre.
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Avant, les femmes étaient contraintes à la maternité. Il fallait qu'elles mettent au monde le plus d'enfants possible pour adorer Dieu, des garçons de préférence, pour faire la guerre et pour renforcer le patriarcat. On évalue à 6 % en France, les femmes qui décident de ne jamais mettre au monde d'enfants, aujourd’hui, parce que cela les aliène. En Allemagne, c'est 40 % des femmes diplômées. C'est un problème social énorme. Le ventre des femmes a toujours une fonction sociale.
N'est-ce pas plutôt parce qu'on a un problème au niveau du lien affectif et de l'amour, qu'il n'y a plus d'enfants ?
Vous avez totalement raison. Actuellement les couples ne sont pas stables. On pense qu'un jeune, va faire aujourd’hui 4 à 5 couples dans sa vie, et qu'il fera 4 ou 5 métiers, avec les déménagements, des ruptures affectives, qui n'encouragent pas le développement des enfants. Et c'est ce qui explique pourquoi, alors que les enfants sont beaucoup moins battus, ils sont agressifs. L'attachement a une fonction sécurisante, donc socialisante. Quand les couples arrivent au grand âge, les couples attachés ont moins de maladies, de dépressions… Ce n'est pas la peine de prendre des tranquillisants, l'autre me sécurise.
L’explosion de la violence et de l'inceste chez les jeunes sont-elles la conséquence de la rupture de ce lien affectif dans notre société ?
Dès qu'on parle d'inceste, les gens sont très anxieux. J’ai eu plusieurs patients en psychothérapie qui ne comprenaient pas que l’inceste était un interdit. La phrase stupéfiante de ces hommes et de ces femmes était : « je lui ai fait découvrir l'amour et on me le reproche ». Pourquoi le sentiment d'interdit ne leur vient même pas ? Parce qu'ils ne se sentent pas pères ni mères. L'interdit est une structure affective qui socialise. Pour un enfant, l'attachement sécure se forme au cours des mille premiers jours. S'il y a une niche sensorielle stable, 70 % des enfants acquièrent l'attachement sécure. Et s’ils ont des désirs sexuels plus tard, ils sauront l'exprimer car l'empathie s'est développée.
En revanche, ce n'est pas le cas pour ceux qui ont acquis un attachement désorganisé. Ils ne savent pas s'exprimer. Les mille jours ont été ratés souvent pour des raisons de violence parentale. 60 % des couples se séparent après 6 ans parce que l’amour n'a pas été relayé par la stabilité de l'attachement. Il faut une proximité, une sensorialité, une sexualité, une entraide affective et sociale pour que cela dure. Le développement personnel a pris une telle valeur qu’on a toutes les raisons de se séparer.
On ne parvient plus à tisser de lien, ce qui explique le retour de l'angoisse, alors que les femmes en Occident n'ont jamais été aussi bien traitées qu'aujourd'hui, que les enfants n'ont jamais été aussi peu maltraités. Ils n'ont jamais été autant angoissés car le développement personnel fabrique de la solitude qui est une agression neurologique.
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Quand un enfant, un adulte ou une personne âgée est seul, son cerveau dysfonctionne, les deux lobes préfrontaux et les circuits limbiques s'atrophient. Les garçons réagissent de manière plus violente à la frustration. 5 % des garçons frustrés attaquent celui, celle qui les frustre contre 0,8 % des filles. Dans un pays en paix, 70 % des hommes savent inhiber leur pulsion.
Ce qui signifie que 30 % des enfants ont mal acquis l'attachement. 20 % sont évitants, c'est-à-dire hyper timides, n’osent pas parler, ne vont pas à la rencontre de l'autre. 15 % sont ambivalents : ils agressent les gens qu'ils aiment, et 5 % sont désorganisés. Ce sont souvent les garçons. Probablement parce qu’ils n’ont pas les mêmes chromosomes. Quand une anomalie est portée par un chromosome X chez une fille, il ne s'exprime pas forcément si l'anomalie n'est pas portée sur l'autre chromosome X. Quand une anomalie est portée par un chromosome Y chez un garçon, elle s'exprime forcément. Biologiquement les petits mâles passent plus facilement à l'acte violent. Mais c'est le milieu qui modifie l'expression des gènes.
Qu'est-ce qui attend les jeunes d'aujourd'hui qui vont rentrer dans l'aventure sociale ?
On a cru qu'ils auraient beaucoup d'aventures sexuelles. On constate de manière surprenante qu'ils en ont moins que leurs parents et grands-parents. Je crois qu'ils ont peur du sexe, de l'engagement affectif. Avant, quand les femmes acceptaient la relation sexuelle et qu'un enfant en était la conséquence, elles n’avaient pas la possibilité sociale de s’en occuper. Elles étaient donc contraintes au mariage par soumission. La seule paye de la maison, celle du mari, était la légitimation arbitraire du patriarcat. Actuellement, l'amour frôle l'angoisse. Le cerveau des jeunes refuse de tomber amoureux.
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Boris Cyrulnik, Quand on tombe amoureux, on se relève attaché (Odile Jacob), 290 p., 22,90 €