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Un F-16 turc survolant la Méditerranée.
Un F-16 turc survolant la Méditerranée.
Khalil Hamra/AP/SIPA

Patrice Franceschi : "Erdogan viole toutes les lois internationales en attaquant les Kurdes"

Entretien

Propos recueillis par

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La Turquie a lancé ce 20 novembre une opération aérienne dans le nord de la Syrie et de l’Irak, tuant au moins 31 personnes, après avoir désigné les Kurdes comme coupables d'un récent attentat terroriste à Istanbul. Patrice Franceschi, écrivain engagé auprès des Kurdes depuis le début de la guerre en Syrie il y a dix ans, analyse cet événement pour « Marianne ».

Marianne : La Turquie a bombardé les régions kurdes de Syrie et d’Irak, en réponse à l’attentat terroriste à Istanbul. Qu’en pensez-vous ?

Patrice Franceschi : Ce que nous savons – et ce que toutes les chancelleries savent mais craignent de dire – c'est que l'attentat d'Istanbul n'est en rien dû aux Kurdes qui se gardent bien depuis des années de toute provocation envers Ankara qui n'attend qu'un prétexte pour s'attaquer à eux en Irak et surtout en Syrie. Cet attentat est probablement dû à une manipulation des services secrets turcs, le MIT, pour permettre à Erdogan de se poser en victime tout en entérinant son discours faisant des Kurdes des terroristes comme les autres. Ce qui une falsification du réel particulièrement grossière mais plaît à l'électorat d'Erdogan dont on peine à mesurer chez nous l'épaisseur du nationalisme et le désir de retrouver la puissance de l'époque ottomane que leur fait miroiter leur président.

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Ce qu'il faut comprendre surtout – et explique l'agressivité d'Erdogan – c'est que la Turquie, pays qui s'islamise de plus en plus, ne peut accepter ce que les Kurdes de Syrie ont mis en place dans le nord de leur pays après leur victoire contre Daech il y a trois ans : un État de fait, grand comme quatre fois le Liban, expérimentant une véritable démocratie et des notions comme l'égalité homme/femme, la laïcité et le respect des minorités, l'ensemble se voulant un exemple d'émancipation pour le reste du Moyen-Orient. L'horreur pour tous les autocrates de la région.

N'étant pas parvenu à enrayer ce processus au cours de la guerre des Kurdes contre Daech car à l'époque les Occidentaux soutenaient avec détermination leurs « alliés » kurdes – les djihadistes étant alors l'ennemi commun – Erdogan a attendu chaque moment géopolitique favorable pour enfoncer un « coin » dans ce processus : en 2016 en s'emparant de la région du Shabat, en 2018 en occupant le canton d'Afrine où continue de s'exercer un impitoyable nettoyage ethnique, et en 2019 en faisant la même chose dans le cœur même du Rojava, le pays historique des Kurdes. Depuis, le chaos a remplacé la paix qui s'était installée après la fin du califat islamique. Les Américains ont en partie laissé faire, ainsi que les Russes. Faute morale de l'abandon de nos alliés qui, dans la guerre contre Daech, avaient essuyé d'effroyables pertes, faute politique car les Kurdes étaient – et demeurent – les seuls à pouvoir endiguer un retour de l'islamisme radical dans l'ensemble de la région.

« Les Kurdes de Turquie sont réduits à peu de chose depuis leur dernière révolte de 2015. »

Nous en sommes à la quatrième étape. Pour Erdogan, le bombardement des Kurdes de Syrie ces derniers jours par l'aviation turque tout du long des 800 kilomètres de la frontière séparant la Turquie de la Syrie est un test. Si l'Occident ne réagit pas rapidement, il sait qu'il pourra lâcher sur les Kurdes les groupes jihadistes qu'il contrôle, appuyé par son aviation et son artillerie. Objectif affiché : occuper avec ses affidés islamistes toute la zone frontière turco-syrienne sur une profondeur de 30 kilomètres et une largeur de 800 kilomètres, pour en faire une « zone de sécurité ». Cette occupation éliminerait, de fait, 90 % du territoire encore contrôlé par les Kurdes et les réduirait donc à néant. Tout en supprimant du même coup le « bouclier kurde » qui nous protège encore du retour de Daech dans la région – objectif non affiché par Erdogan, mais essentiel à l'expansion de son idéologie.

Où en sont actuellement les Kurdes en Turquie ?

Les Kurdes de Turquie sont réduits à peu de chose depuis leur dernière révolte de 2015, réprimée dans le sang et dans l'indifférence complète de ce que l'on appelle la « communauté internationale ». Qui s'en souvient ? La répression envers toutes les organisations kurdes est constante, implacable et sans discernement. Les seules structures kurdes qui comptent encore aujourd'hui sont celles de Syrie – non reconnues internationalement – et celles d'Irak, bénéficiant d'une autonomie politique réelle mais sous influence directe de la Turquie qui les « tient » économiquement.

Dans le même temps, l’Iran accentue la répression envers les Kurdes. Pourquoi ?

Tout simplement parce que les Kurdes d'Iran, surtout les femmes, sont en pointe dans la révolte actuelle contre le régime, on l'oublie trop souvent. Comme le fait qu'ils sont la minorité iranienne la plus réprimée depuis des décennies – avec une férocité qu'on n'imagine pas.

Comment expliquer le silence de la France ?

Et celui de tout l'Occident, en vérité, Américains compris… De fait, Erdogan, en parfait tacticien, sait que c'est en ce moment même qu'il peut jouer son va-tout, s'étant rendu quasiment indispensable dans la guerre russio-ukrainienne. Personne ne veut le braquer. Et personne ne veut engager le moindre bras de fer avec lui tant, d'une certaine manière, il fait peur par son agressivité désinhibée. Particulièrement à l'Allemagne, réduite à peu de chose en la matière du fait de la considérable diaspora turque installée sur son territoire, ou à la Suède et à la Finlande, toutes deux craintives de voir leur accès à l'Otan définitivement bloquée par le sultan d'Ankara. Il n'y a guère que les Grecs qui résistent comme ils peuvent. Mais eux sont en première ligne face aux visées turques en Méditerranée.

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C'est dans ce contexte que nous assistons à un deux poids deux mesures par rapport à la guerre entre la Russie et l'Ukraine. Erdogan se comporte exactement comme Poutine lorsqu'il prétendait attaquer l'Ukraine pour se protéger de la nazification de ce pays. Erdogan viole lui aussi sciemment toutes les lois internationales en attaquant un autre pays, la Syrie. Mais son pays appartient à l'Otan et les Kurdes sont déjà tombés dans les oubliettes de l'histoire.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne