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Finalement, la mort du ticket sera surtout la suite logique de la disparition progressive des caissières et caissiers ces dernières années au profit de machines dont vous êtes le héros. Et le problème avec la fin des caissières et de leurs tickets, c’est que nous voyons disparaître des témoins utiles de la précarité économique du pays.
Finalement, la mort du ticket sera surtout la suite logique de la disparition progressive des caissières et caissiers ces dernières années au profit de machines dont vous êtes le héros. Et le problème avec la fin des caissières et de leurs tickets, c’est que nous voyons disparaître des témoins utiles de la précarité économique du pays.
GILE Michel/SIPA

"Avec la fin des tickets de caisse et des caissières, on fait disparaître les témoins de la paupérisation"

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Directeur général de la Fondation Jean-Jaurès et chroniqueur pour « Marianne », Jérémie Peltier analyse les conséquences de la fin programmée des tickets de caisse.

À l’heure de la dématérialisation totale de nos vies et de la réduction nécessaire de notre consommation de papier, le bon vieux ticket de caisse devrait bien disparaître de nos sociétés dans les prochaines années.

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Il est déjà de plus en plus envoyé directement sur nos boîtes mails après nos passages chez Orange ou Sephora afin de nous éviter de le jeter dans la foulée dans la poubelle (ce qui transforme dans le même temps nos boîtes à mails en véritables boîtes à réclames mêlant preuves d’achats, publicités pour le Black Friday et promos en tout genre).

La mort du ticket de caisse

Davantage de tickets électroniques, c’est assurément moins de papier donc moins de bazar dans nos poches, vestes, portefeuilles ou sur la petite table à l’entrée de la maison. D’ailleurs, pour continuer le rangement, l’impression des tickets de caisse ne sera plus systématique dès le 1er janvier 2023 en France (le signe d’une nouvelle année qui part bien). Au même titre que les amoureux de l’argent liquide ont dû s’habituer à passer au paiement sans contact sans sommation aucune, les amoureux des comptes archivés dans des petits classeurs rangés dans le buffet devront s’adapter eux aussi à la disparition de la mémoire matérielle de leurs achats.

« La disparition du ticket de caisse entraînera également la fin de nos retours immédiats en magasin. »

Car les tickets avaient cette vocation mémorielle voire nostalgique. En rentrant de l’été, les étaler sous nos yeux au moment de faire le tri nous rappelait les bons moments que nous avions passés il y a encore quelques jours de cela. Ils nous faisaient prendre conscience aussi qu’un certain nombre de dépenses auraient aisément pu être évitées avec un tant soit peu de responsabilité. Les tickets étaient aussi historiquement une aide salutaire lorsqu’au lendemain d’une nuit festive, ils devenaient les uniques témoins fiables et honnêtes nous permettant de refaire le fil (parfois avec drôlerie, regret ou surprise) de tout ce que nous avions fait mais que nous avions (certains diront « heureusement ») oublié au petit matin.

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Au-delà de l’aspect nostalgique, la disparition des tickets signera également la fin de scènes iconiques de la société de consommation comme ces intenses moments où l’on regarde ligne par ligne le fameux ticket de caisse pour déceler LE problème que personne n’a vu à part nous, séances d’observations méticuleuses qui se déroulent tout en poussant notre chariot avec une posture similaire à celle que nous avons lorsque nos coudes sont affalés sur le bar de notre bistrot favori. La disparition du ticket de caisse entraînera également la fin de nos retours immédiats en magasin pour contester et corriger un problème que nous sommes certains d’avoir identifié alors que nous étions déjà dans la voiture, courses rangées dans le coffre et prêts à rentrer.

Après la disparition des caissières

Mais finalement, la mort du ticket sera surtout la suite logique de la disparition progressive des caissières et caissiers ces dernières années au profit de machines dont vous êtes le héros. Et le problème avec la fin des caissières et de leurs tickets, c’est que nous voyons disparaître des témoins utiles de la précarité économique du pays. Certains observateurs notent depuis plusieurs mois que les clients des hypermarchés regardent avec une attention plus prononcée qu’à l’accoutumée leurs tickets de caisse après avoir payé, qu’ils les analysent avec nervosité, exprimant dans la foulée aux caissières leur incompréhension face aux actuels prix de certains produits. En clair, le ticket est le révélateur violent de l’inflation.

De ce point de vue, la fin du ticket et la fin des caissières apparaissent alors comme une sorte de cache-misère. On supprime les témoins. On fait disparaître les témoins du crime de la paupérisation. Moins on voit les tickets, moins on voit les prix, et mieux on se portera. La fin des tickets, c’est une façon de ne pas rendre fous les clients ayant du mal à comprendre pourquoi ils ont payé autant pour un caddie si vide. Certes, cela permettra peut-être de pacifier le chemin du retour à la maison, mais le réveil ne sera que plus dur et plus frustrant, surtout quand nos boîtes mails regorgeront dès le lendemain de délicieuses publicités ciblées grâce aux informations fournies aux marques par les e-tickets.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne