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Mistral AI annonce des performances proches de celles de GPT-4, le meilleur modèle de langage du monde.
Mistral AI annonce des performances proches de celles de GPT-4, le meilleur modèle de langage du monde.
2023 Anadolu

Mistral AI : pourquoi la souveraineté française dans l'IA est déjà (presque) enterrée

Mirage 3000

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Mistral AI, la pépite française de l'intelligence artificielle, était promise comme l'alternative européenne aux géants américains. Problème, elle vient de signer un partenariat avec Microsoft, qui va acheter une petite partie de la start-up. Un exemple symptomatique du gouffre qui nous sépare de la souveraineté numérique.

Ce devait être le grand jour pour la « souveraineté numérique » française. Ce lundi 26 février, Mistral AI, le champion français de l'intelligence artificielle, dévoilait un nouveau modèle de langage, intitulé « Mistral Large », et un assistant conversationnel, « le Chat  ». Excellente nouvelle, la start-up annonçait avoir des performances proches de celles de GPT-4 , le meilleur modèle de langage à ce jour, développé par la société américaine OpenAI.

En clair, la pépite hexagonale, créée par des anciens de Google et de Méta (ex-Facebook) formés dans les meilleures écoles françaises, semblait tenir sa promesse de devenir un « champion européen à vocation mondiale », pouvant représenter une alternative aux systèmes américains. C'était aussi une très bonne nouvelle pour le gouvernement, qui a poussé pour que l'AI Act, le règlement européen encadrant l'intelligence artificielle , n’empêche pas l'entreprise de se développer.

Capitaux américains

Mais patatras. En parallèle, Mistral AI indiquait avoir passé un partenariat avec le géant américain Microsoft. Concrètement, le modèle Mistral Large sera mis à la disposition des clients via la plateforme Azure AI de la société américaine. Surtout, cette dernière a indiqué à Bloomberg investir 15 millions d'euros dans la start-up française, qui seront convertis plus tard en parts du capital de l'entreprise. En clair, Microsoft achète une petite partie de Mistral AI, valorisé à deux milliards de dollars.

Cela jette un froid sur les possibilités réelles d'une émancipation par rapport aux Gafam américaines. D'autant qu'il y a quelques semaines, lors du dernier tour de financement de Mistral AI – mené par un fonds d'investissement californien – d'autres géants américains de la tech sont déjà entrés au capital de l'entreprise française. Dès lors, comment penser qu'une entreprise détenue en partie par des Américains puisse être considérée comme l'embryon d'une souveraineté numérique française ?

Fin du 100 % open source

De plus, Mistral AI rompt avec sa logique originelle, fondée sur « l'open source », c’est-à-dire sur le partage avec la communauté scientifique des modèles d'entraînement de l'intelligence artificielle. Cette démarche, considérée comme la manière la plus sûre de prévenir les dérives, devait être celle des champions européens.

Or, le code Mistral Large sera fermé, comme l'est celui de ChatGPT. Et certains s'interrogent quant à savoir si le lobbying de Mistral – soutenu par le gouvernement français – pour que la législation européenne soit la moins restrictive possible n'était pas une manière de servir les intérêts des géants américains, à commencer par Microsoft.

Manque d'investissement

On a en fait l'impression de revoir un mauvais film. « La matière grise et la qualité des ingénieurs formés font que de belles pépites naissent en France. Malheureusement, elles finissent souvent par devenir américaines, comme Dataiku par exemple, dont le siège social a été déplacé aux États-Unis », regrette Mehdi Chouiten, fondateur de Datagety, une entreprise qui développe une plateforme d'intelligence artificielle. La première raison tient sans doute à l'insuffisance des investissements français en la matière. « Pour la défense de Mistral, les montants levés sont très compliqués à mobiliser en Europe et à plus forte raison en France », estime Mehdi Chouiten, interrogé par Marianne.

Arthur Mensch, l'un des fondateurs de Mistral AI, le regrettait d'ailleurs dans une interview accordée au Point . « Nous aurions aimé compter un peu plus de capital européen, mais il faut être conscient d'une chose : il n'y a aujourd'hui en Europe aucun investisseur capable de faire les investissements que font les capital-risqueurs américains. C'est aussi le résultat de nos choix collectifs : nous préférons mettre notre argent dans l'immobilier et les placements peu risqués », observait Arthur Mensch, en assurant tout de même que le capital de Mistral reste « aux trois quarts européen ».

Dépendance aux infrastructures américaines

En plus du manque d'argent investi, il faut avoir en tête que la très grande majorité des infrastructures numériques sont étrangères et en particulier américaines. Et il est difficile de s'en passer. Le partenariat avec Microsoft devrait ainsi permettre à Mistral AI d'accéder à certaines de ses infrastructures, et notamment à ses supercalculateurs, pour continuer de se développer et essayer de rivaliser, sur le plan technique, avec OpenAI, mais aussi avec Google.

Or, « si les entreprises européennes doivent dépendre de partenariats avec les grandes technologies pour développer leurs modèles, aucune véritable concurrence n’est possible », juge dans un post de blog , Zuzanna Warso, directrice de la recherche du think tank Open Future, spécialisé dans le numérique. « Sans infrastructure numérique publique et sans briser les monopoles dans l’infrastructure cloud, toute discussion sur (...) l’autonomie numérique européenne semble intéressante mais n’a presque aucun sens », tacle Zuzanna Warso.

Mirage

À ce stade, une IA souveraine et une véritable souveraineté numérique semblent donc relever d'une illusion. « On peut avoir un fleuron qui monte mais il faut avoir en tête quelques ordres de grandeur. Mistral AI est valorisé à 2 milliards de dollars, Microsoft à 3 000 milliards de dollars. Donc, on est plus de mille fois plus petit. L'écart est abyssal », illustre Stéphane Grumbach, directeur de recherche à l'Inria (Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique) et enseignant à Sciences Po Paris, interrogé par Marianne.

Au fond, « les Européens refusent de voir la réalité en face », juge Stéphane Grumbach. « Dans le numérique, nous sommes dans la situation des pays du tiers-monde qui détiennent des ressources pétrolières mais n'ont pas les infrastructures pour exploiter ce pétrole. Le chemin à parcourir pour monter en puissance est colossal, on est loin du but, ce n'est pas pour demain. »

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne