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"La polémique autour de 'Lady of heaven' nous rappelle qu'il faut défendre le droit au blasphème"
Fatima, fille de Mahomet, dans le film "The Lady of Heaven
DR / Capture d'écran

"La polémique autour de 'Lady of heaven' nous rappelle qu'il faut défendre le droit au blasphème"

Tribune

Par Augustin Herbet

Publié le

Augustin Herbet, diplômé en sciences politiques et doctorant en histoire, revient sur la polémique autour du film pro-chiites « Lady of heaven », déprogrammé de certaines salles au Royaume-Uni après des manifestations de musulmans. Pour lui, cette affaire prouve que les croyants eux-mêmes ont intérêt à accepter le blasphème.

Le film britannique The Lady of Heaven(« La Dame du Paradis »), est sorti en salle en Grande-Bretagne, vendredi 3 juin. Une série de manifestations islamistes ont obtenu la suspension du film. Une partie des réactions y ont vu un triomphe de l’intégrisme religieux, d’autres ont pointé du doigt le fait que le film avait été réalisé par un religieux fondamentaliste chiite. Le second point est vrai mais n’annule pas le premier et au contraire montre que la logique actuelle du retour du blasphème, conçu comme une offense à interdire, pénalise les croyants.

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Beaucoup de comparaisons ont pointé du doigt le film La dernière tentation du Christ. On pourrait se demander d’ailleurs pourquoi un exemple vieux de 30 ans était si important à exhumer alors qu’il y a des exemples plus proches de nous. Cependant, la plupart des affaires récentes d'œuvres perçues comme blasphématoires étaient des œuvres ayant une conception athée ou agnostique de Dieu. Cette fois, nous avons une œuvre dont la bande-annonce témoigne clairement d’un discours apologétique – partie de la théologie qui prend appui sur des arguments historiques et rationnels – chiite exaltant les grandes figures du chiisme (Ali et Fatima) et dénigrant celles du sunnisme (Aicha et Abou Bakr).

Une telle œuvre est évidemment perçue comme blasphématoire par les sunnites car dénigrant des figures historico-religieuses auxquelles ils sont attachés. Et nous voyons bien pourquoi la logique du blasphème perçue comme une offense à réprimer est une menace pour les croyants. En effet, développer un argumentaire apologétique en faveur de sa foi implique forcément un discours expliquant que les autres religions ont tort sur les points de divergence.

Faisons un petit détour. Un catholique considère qu’il existe un seul Dieu en trois personnes : le Père, le Fils et l’Esprit Saint. Chacune des trois personnes est Dieu tout entier et chacune des trois personnes n’existe qu’en union avec les deux autres dans une parfaite relation d’amour. Enfin, pour lui, Jésus-Christ est le Messie et le Fils de Dieu. De cela, découle la considération que toute religion qui affirme des croyances opposées est fausse sur les points où elle diverge par rapport à la sienne.

En affirmant cela, le catholique blasphème aux yeux des adeptes de ces religions et en affirmant les tenants de leur foi, ils blasphèment à ses yeux. Prenons deux exemples dramatiques et récents qui confirment cette démonstration. Au Pakistan, une jeune femme chrétienne a été brûlée vive pour « blasphème ». Son crime : avoir dit sur un groupe WhatsApp que Jésus-Christ l’avait aidée à réussir ses examens. Toujours dans le même pays, une femme chrétienne a pu être condamnée à la peine de mort pour avoir répondu à des insultes sur sa religion et des menaces sur sa personne : « Je crois en ma religion et en Jésus-Christ qui est mort sur la croix pour les péchés de l’humanité. Qu’a fait votre prophète Muhammad pour sauver l’humanité. Et, pourquoi devrais-je me convertir et cela ne devrait pas être à vous de vous convertir ? »

Alors certes, l’apologétique enflammée comme celle du film Lady of Heaven n’est pas la même chose que la simple affirmation de sa foi. Mais les deux peuvent être perçues comme « blasphématoires ». par des croyants d’une autre religion et la logique les concevant comme telles est la même. Les exemples que j’ai mis en avant montrent que des gens peuvent mourir dans le monde car leur simple affirmation selon laquelle ils partagent la foi en Jésus-Christ est perçue comme « blasphématoire » et sans que cela indigne tant que cela au niveau international.

La logique du blasphème perçue comme une offense devant être interdite ne laisse aux croyants que deux solutions : la première est de s’assurer que sa foi sera dominante et que ce seront les autres religions dont l’expression pourra être définie comme « blasphématoire » de manière conditionnelle. La seconde est de lutter pour que le blasphème ne soit pas perçu comme une offense à interdire. Cela ne signifie pas qu'à mes yeux, le blasphème ne blesse pas les croyants lorsqu'il est utilisé comme une insulte (ce qui n’inclut la plupart du temps pas l’apologétique ou le prosélytisme).

Mais cela veut dire qu’on peut considérer que le blasphème comme insulte est une blessure, qu’on peut s’abstenir de le faire mais qu'il faut être pour le droit légalement et socialement à blasphémer y compris de manière insultante. Car sinon, la seule option serait de lutter pour que sa religion soit dans une position dominante pouvant à tout moment définir les autres comme des blasphèmes. Pour ma part, étant catholique, je préférerais ne pas être contraint à cette option.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne