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Les cellules d'Henrietta Lacks ont été jusque dans l’espace, d’autres soumises à des radiations.
Les cellules d'Henrietta Lacks ont été jusque dans l’espace, d’autres soumises à des radiations.
Wikimedia Commons

La folle histoire des cellules "immortelles" d’Henrietta Lacks, morte… en 1951

HeLa

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Les cellules cancéreuses d’une femme afro-américaine décédée dans les années 1950 sont aujourd’hui encore étudiées par des chercheurs du monde entier. Ce 29 juillet, sa famille, qui n'a appris que dans les années 1970 l'usage qui en était fait, a annoncé sa volonté de porter l’affaire devant la justice.

Elles ont voyagé dans le monde entier. Certaines ont été jusque dans l’espace, d’autres soumises à des radiations. Surtout, elles ont permis de mettre au point le vaccin contre la poliomyélite, ou encore de faire des avancées considérables en génétique. On assure même que la majorité de l’humanité aurait profité des travaux menés grâce à elles.

Elles, ce sont les cellules d’Henrietta Lacks, une femme décédée en 1951 aux États-Unis. Depuis, ses cellules cancéreuses sont cultivées dans des laboratoires aux quatre coins du monde pour tester des traitements ou encore visualiser des mécanismes. Leur utilisation a permis un bond dans la recherche médicale, offrant à la science un matériel d’étude jusque-là inégalé. Et pour cause : les cellules « HeLa » peuvent proliférer à l’infini, elles se divisent et se répliquent sans cesse.

Problème de taille : jamais la jeune femme, décédée à 31 ans, n’a été au courant du prélèvement de son vivant d’une partie de son organisme, ni même que celui-ci allait être distribué à des chercheurs de multiples nationalités. Pire : son mari l’avait même refusé post-mortem. Soixante-dix ans plus tard, jeudi 29 juillet 2021, la famille de Henrietta Lacks a annoncé son intention de porter plainte contre les groupes pharmaceutiques qui ont tiré profit de ses cellules. Rapide récit d’une histoire au carrefour de la science et de l’éthique.

Tumeur ultra-agressive

Afro-américaine, Henrietta Lacks naît en 1920 aux États-Unis, à Roanoke. Elle « faisait partie de la classe ouvrière noire, en Virginie, et travaillait dans les plantations de tabac », raconte le biologiste Bertrand Jordan dans un article sur le sujet publié dans la revue scientifique Médecines/Sciences. À 13 ans, elle tombe enceinte de son cousin. Ils se marient et ont quatre autres enfants. Mais début 1951, on diagnostique à la jeune femme un cancer à l’hôpital Johns Hopkins de Baltimore, l’un des seuls, à l’époque, à prendre en charge les patients afro-américains. La tumeur est particulièrement agressive. Malgré les traitements locaux avec des aiguilles de radium et de la radiothérapie, Henrietta Lacks décède après quelques mois, début octobre, à seulement 31 ans. Sans savoir qu’un chercheur lui a retiré un peu de sa tumeur lors des tentatives de traitements.

Le scientifique en question, George Gey, s’aperçoit rapidement que les cellules prélevées sont particulièrement robustes. Elles peuvent être cultivées en laboratoire, hors du corps humain, et se multiplier indéfiniment à une vitesse redoutable. Une aubaine à l’époque : il s’agit de la première expérience réussie d'établir une lignée cellulaire immortelle d’origine humaine. Ce qui permet de mener diverses manipulations afin d’étudier la génétique, la virologie ou encore la toxicologie directement sur des cellules humaines, mais pas sur une personne vivante. Les cellules super-puissantes sont rebaptisées « HeLa », et proposées comme matériel de recherche à des scientifiques du monde entier.

Révolution médicale

Partout, les biologistes profitent de ce nouvel objet d’études : on les utilise pour tester des traitements, décrypter les infections virales ou les conséquences d’une exposition aux radiations. Envoyées dans l’espace, elles permettent de s’intéresser à l’apesanteur. Dès les années cinquante, on leur doit notamment la mise au point du vaccin contre la polio. Plus encore, elles permettent d’établir des traitements contre le cancer ou des techniques de clonage. Bref : à peu près tous les chercheurs en biologie ont connaissance de la lignée HeLa.

« Qui d’entre nous n’a pas travaillé, à un moment ou un autre de sa carrière, sur des cellules HeLa, cette lignée humaine utilisée dans pratiquement tous les laboratoires de biologie ? » interroge même le biologiste Bertrand Jordan dans son article sur le sujet. Le terme HeLa serait même présent dans 35 000 introductions d'articles publiés sur PubMed, et dans le texte de 11 000 brevets.

HeLa l'inconnue

Dans les années 1970, Bertrand Jordan a lui-même cultivé certaines de ces cellules. « Je me souviens m’être interrogé sur leur provenance, et le nom (erroné) de « Helen Lane » reste dans ma mémoire… », écrit-il. Rares sont ceux qui connaissent alors l’origine de la fameuse lignée HeLa. Les proches d’Henrietta Lacks eux-mêmes ne sont pas au courant des travaux menés. D’après Bertrand Jordan, ceux-ci l’apprennent lorsque des chercheurs les contactent pour effectuer des prises de sang, afin de mener des études génétiques complémentaires. « À partir de 1970, les enfants d’Henrietta Lacks prirent conscience que des cellules prélevées sur leur mère étaient utilisées dans de multiples laboratoires, mais personne ne consentit à leur expliquer de quoi il s’agissait exactement », raconte le biologiste. Ils sont alors loin d’imaginer l’ampleur du phénomène.

Il faut attendre les années 1990 et des émissions radios ou télés sur le sujet. En 2010, le best-seller The Immortal Life of Henrietta Lacks de Rebecca Sklootmet définitivement à la connaissance de tous la portée de la lignée HeLa. « Alignées bout à bout, les cellules HeLa, produites depuis le début de leur mise en culture, feraient au moins trois fois le tour de la Terre, s’étirant sur plus de cent mille kilomètres. Impressionnant, pour ce petit bout de femme d’un mètre cinquante » écrit l’auteure. Au total, la totalité des cellules d’Henrietta Lacks pèserait… 50 millions de tonnes.

Rat de laboratoire

Pourtant, même alors que l’histoire se répand, aucune compensation financière n’est proposée à la famille. Difficile pourtant d’imaginer que les 11 000 brevets que la lignée HeLa a occasionnés n’ont pas été rémunérateurs. En 2013, un accord a été conclu entre les ses descendants et l'université Johns Hopkins pour que deux membres de la famille siègent dans un comité chargé d'autoriser les futurs usages. Mais toujours aucun volet financier. D’où la volonté de porter l’affaire en justice. « Cela fait 70 ans qu'ils utilisent ses cellules et la famille Lacks n'a rien reçu en contrepartie de ce vol », a dénoncé lors d'une conférence de presse sa petite-fille Kimberly Lacks. « Ils l'ont traitée comme un rat de laboratoire, comme si elle n'était pas humaine, qu'elle n'avait pas de famille », ajoute celle qui réclame « justice pour ce traitement raciste et non éthique ».

L’avocat n’a d’ailleurs pas été choisi par hasard. Ben Crump est connu pour sa défense des proches de victimes policières, dont ceux de George Floyd. L’homme a indiqué qu'il déposerait une plainte le 4 octobre pour le 70e anniversaire des prélèvements contestés. « Les vies noires doivent être appréciées à leur juste valeur en Amérique », a-t-il déclaré, faisant directement référence au mouvement Black Lives Matter. La plainte devrait concerner tous ceux qui ont tiré profit de l'utilisation des cellules HeLa et n'ont pas conclu d'accord avec la famille pour la dédommager.

Mais certains se montrent sceptiques quant à l’issue des démarches. Ellen Wright Clayton, professeure au centre Biomedical Ethics and Society de l'université Vanderbilt, estime qu'il sera sans doute difficile pour la famille Lacks d'obtenir des dédommagements. Les tribunaux américains ont jusqu'ici « été très réticents à accorder un certain contrôle aux humains sur leurs prélèvements », a-t-elle rappelé dans un entretien avec l'AFP. Reste que l’affaire pourrait au moins ouvrir un bon nombre de débats, notamment sur « la tension entre le désir commun de promouvoir la recherche et le droit des individus à contrôler leurs données personnelles », d’après Ellen Wright Clayton. Peut-être aussi sur le caractère raciste de certaines pratiques scientifiques dans les décennies passées.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne