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"L’Arménie fait figure de monnaie d’échange entre la Russie et la Turquie"
Alexander Patrin/TASS/Sipa USA/S

"L’Arménie fait figure de monnaie d’échange entre la Russie et la Turquie"

Caucase

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Alors que de choquantes vidéos d'apparents crimes de guerre commis par des soldats azéris en Arménie, circulent sur le net, après l'incursion de cette armée en territoire arménien, à la mi-septembre, Tigrane Yegavian*, chercheur au Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) et membre du comité de rédaction de la revue « Conflits », analyse le rôle de la Russie et de la Turquie dans cette nouvelle escalade, alors que le conflit s'enlise en Ukraine.

Marianne : Une guerre sanglante au Nagorny Karabakh, en 2020, s’est achevée par un accord de cessez-le-feu sous l’égide de la Russie, qui s’avère précaire. D’autant que l’Azerbaïdjan est reparti à l’offensive le mois dernier, sur le territoire même de l’Arménie, faisant plus d’une centaine de morts. S’agit-il d’une nouvelle guerre qui s’ouvre, cette fois-ci entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan ?

Tigrane Yégavian : Il ne s’agit pas, selon moi, d’un conflit bilatéral entre ces deux pays voisins du Caucase, mais bien d’un conflit mondialisé, d’une sorte de « billard à plusieurs bandes » entre grandes puissances impérialistes – la Russie et la Turquie – dans lequel l’Arménie fait figure de monnaie d’échange, ou de variable d’ajustement. En 2020, à la faveur du conflit au Karabakh, où elle s’est refusée à intervenir, la Russie a obtenu ce qu’elle n’avait pu gagner en 1994, au moment de la première guerre du Karabakh : une force d’interposition, au prétexte d'une population civile à défendre. Mais, loin de vouloir défendre les Arméniens du Karabakh, Moscou veut avoir un levier de pression sur Bakou et revenir en force dans son « étranger proche ». La Russie récupère ce qu’elle considère comme sa zone d’influence. Mais aux yeux des Azéris, il s’agit d’une force d’occupation. Le Karabakh est devenu une province russe sans statut, où le russe est désormais deuxième langue officielle, une sorte de protectorat à l’instar de la Transnistrie en Moldavie ou encore de l’exclave de Kaliningrad.

Mais cette situation ne convient pas à l’Azerbaïdjan, qui ne cesse au Karabakh de grignoter les zones arméniennes, et s’en prend même directement à l’Arménie. Pourquoi la Russie laisse-t-elle faire ? Et quel jeu joue la Turquie dans ce billard ?

Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, l’Azerbaïdjan repasse à l’offensive au Karabakh, et grignote les zones arméniennes, avec l’accord tacite de la Russie. Deux jours avant le début de la guerre en Ukraine, Vladimir Poutine avait reçu son homologue azéri au Kremlin, pour signer un accord sur l’exportation de gaz russe. Bakou et Moscou, dont les entreprises publiques de gaz et de pétrole sont activement présentes en Azerbaïdjan, avaient signé un nouveau partenariat pour les exportations de gaz naturel des deux pays, en vertu duquel les Russes pourraient contourner les sanctions via leur partenaire azéri. La Turquie, quant à elle, voudrait répliquer au Caucase ce qu’elle a fait en Syrie, pour en chasser les Chrétiens au nord du pays. Depuis 1992-93, Ankara soutient Bakou par un blocus de l’Arménie, en fermant leur frontière commune, et fait tout pour dévitaliser le pays, pour l’étouffer. Oui l’Arménie est en danger, car l’Azerbaïdjan, qui lui est largement militairement supérieur grâce à ses revenus pétroliers, a clairement annoncé son intention d’attaquer et de capturer de nouveaux territoires au sud du pays.

La Russie, au sein de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), n’est-elle pas censée défendre l’intégrité territoriale de l’Arménie, en vertu de cette alliance militaire dont les deux pays sont membres ?

Certes, mais la question est de savoir ce qui constitue, en la matière, une ligne rouge pour la Russie, occupée par la guerre en Ukraine, et soucieuse de ne pas s’aliéner Bakou. L’Arménie, pour sa part, n’est pas en situation de quitter l’OTSC. Si elle avait envoyé un petit contingent en janvier dernier au Kazakhstan, à l’appel du président Tokayev, elle ne se fait guère d’illusion sur cet OTAN russe qui n’a de sécurité collective que le nom.

Que cherche à obtenir l’Azerbaïdjan ? Certains, en Arménie, craignent la disparition complète du pays, emporté par l’alliance pan-turque..

Bakou veut la création d’un corridor extraterritorial, c’est-à-dire sans aucun contrôle extérieur, via le territoire arménien, entre l’Azerbaïdjan et le Nakhitchevan (son exclave coincée entre l’Arménie et l’Iran). La Russie veut elle-même contrôler ce futur corridor. Or, notons que le point 9 de l’accord de cessez-le-feu signé par l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Russie le 9 novembre 2020, ne mentionne aucun corridor souverain, juste une voie de communication ouverte aux biens et aux marchandises. L’Arménie, donc, refuse de renoncer à sa souveraineté sur son propre territoire. Pour arriver à ses fins, l’Azerbaïdjan a entrepris un inquiétant dépeçage du territoire arménien, avec l’apparente bénédiction de Moscou.

La Russie est donc prête à sacrifier l’Arménie et à s’allier avec Bakou et Ankara ?

Entre la Russie et la Turquie, il ne s’agit pas d’une alliance mais d’un partenariat, d’une coopération compétitive. Si ces deux puissances impériales se sont fait la guerre une dizaine de fois au XIXe siècle, elles convergent désormais par leur rejet de l’Occident et leur interdépendance économique. Que pèse l’Arménie dans cette configuration ?

Nancy Pelosi est récemment venue à Erevan dénoncer l’agression de l’Azerbaïdjan, et Emmanuel Macron a reçu fin septembre le Premier ministre arménien, Nikol Pachinian, avant de saisir le Conseil de sécurité à ce propos. Quel poids ont selon vous ces interventions, au moment où des vidéos d’apparents crimes de guerre azéris circulent sur le net ?

La visite de Nancy Pelosi a eu l’effet positif de braquer un tant soit peu les projecteurs des médias internationaux sur l’Arménie, complètement sortie des radars depuis 2020. Mais tout comme sa visite à Taïwan a rendu furieuse la Chine, celle-ci a irrité Moscou. Quant au président français, bien isolé sur la question au sein de l’UE (Bruxelles avait signé en juillet un accord important avec Bakou N.D.L.R.) il doit se cantonner à des efforts de médiation. Mais il est vrai que sa saisine du Conseil de sécurité de l’ONU, au moment où sont diffusées d’atroces vidéos d’apparents crimes de guerre azéris en Arménie, a un brin surpris en Azerbaïdjan…

*coauteur de Haut Karabakh, le livre noir (Ellipses 2022, 28 euros)

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne