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Marianne Faithfull en 2005.
Marianne Faithfull en 2005.
AFP

Égérie des sixties, junkie sauvée des eaux… Les mille vies de l'actrice et chanteuse Marianne Faithfull

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Disparue ce 30 janvier à l’âge de 78 ans, la chanteuse et actrice Marianne Faithfull rêvait de jouer le personnage d'Ophélie dans la tragédie shakespearienne Hamlet sur une grande scène de théâtre, mais devint l’égérie maudite du rock anglais des années 1960-1970. Elle côtoya la mort, ressuscitant chaque fois pour créer une œuvre musicale puissante et très personnelle. Cette fois, elle ne reviendra plus.

Nous n’aurons plus ces beaux disques du mois de novembre, cette « triste saison propice aux souvenirs », écrivait Gustave Flaubert. Quand les arbres se dénudaient, quand la brume engourdissait la campagne, Marianne Faithfull sortait du bois pour nous offrir sa belle musique mélancolique. D’une certaine façon, l’interprète du poétique Incarceration of a Flower Child fut presque toujours à l’automne de sa vie, avec sa magnifique voix cassée qui était celle d’un fantôme, d’une noyée comme Ophélie, ressurgie des flots.

Née en 1946 à Londres, Marianne Faithfull avait tout pour devenir une légende. Ses origines aristocratiques d’abord. Elle était issue d’une famille noble apparentée à Leopold von Sacher-Masoch (1836-1895), le fondateur du masochisme – plus romanesque que ça, ça n’existe pas. Sa mère était baronne, son père, major, professeur de philologie et, apprendrait-elle plus tard, agent secret. Très jeune, en pension au couvent Saint Joseph, elle découvre le théâtre, West Side Story, rêve de monter sur scène dans une comédie musicale, s’imagine en Ophélie qui, poussée à la folie par Hamlet, se noie.

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Elle ne se doute pas que l’attend un destin presque aussi ténébreux : une vie de jeune aristocrate dévoyée, perdue dans Sodome et Gomorrhe, en l’occurrence le Swingin’ London des années 1960, plein de liberté sexuelle, de drogues et de châteaux ensorcelés qui ressemblent à l’univers merveilleux de Lewis Carroll… Les Beatles et les Rolling Stones forment le prisme de ce nouveau théâtre anglais où toute une génération, hantée par la guerre, espère obtenir un rôle. « Je n’avais que ma beauté qui pût me faire des amis », a écrit Marivaux dans son roman inachevé, La Vie de Marianne.

C’est lors d’une soirée que Marianne Faithfull rencontre Mick Jagger, le chanteur des Rolling Stones, et s’éprend de lui. Elle qui aime Sketches of Spain de Miles Davis et vient d’un monde intellectuel comprend que la fine cascade de ses cheveux blonds, son visage candide la condamnent à être l’une de ces figurines posées dans la vitrine londonienne. Le manager des Rolling Stones, Andrew Loog Oldham, la pousse à chanter tout en prétendant qu’elle n’a aucun don.

Errance incertaine

Nous garderons d’elle une image en noir et blanc, blonde séraphique, comme la flamme fragile d’une allumette qu’un souffle peut éteindre. La voix est déjà là, au bord de la rupture, merveilleuse. Nous sommes en 1964, et elle chante le temps proustien, As Tears Go By, composée par Mick Jagger et Keith Richard qui, jugeant leur création trop féminine, ont préféré la confier à l’ingénue de 17 ans.

Puis, en 1969, elle crée Sister Morphine dont elle a écrit les paroles, sur une musique de Mick Jagger. Le public croit à tort qu’elle raconte sa vie de droguée, et le 45 tours est retiré de la vente. Elle vit mal son échec, enfermée dans sa chanson maudite, sombre cette fois dans la drogue, manque de mourir d’overdose et tente de se suicider.

Pourtant, c’est bien une fois au fond du trou qu’elle va accéder à son désir, interpréter l’amoureuse désespérée d’Hamlet, Ophélie, au Roundhouse de Londres en mars 1969 – une Ophélie « shootée à mort », dira-t-elle, songeant sur le chemin, qui la mène du théâtre à chez elle, à se jeter dans la Tamise.

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Ses Hamlet à elle s’appellent les Rolling Stones. Lorsqu’ils sortent leur disque Sticky Fingers (1971), elle découvre qu’ils ont enregistré sa petite Sister Morphine, mais ont « oublié » d’y joindre son nom. Une procédure judiciaire lui permet de récupérer ses droits, mais ces combats la laissent, au bout de ces années 1960, meurtrie, épuisée, et surtout très loin de son rêve.

Elle racontera, non sans un certain humour, son errance incertaine. « Les producteurs essayaient de m’éconduire avec ménagement : "La pauvre, il faut être gentil avec elle, sinon, elle va se suicider". » Elle traîne dans des squats, fredonne ses chansons en échange de nourriture, et dort même dans la rue, dans le quartier de Soho. Jusqu’à sa rencontre avec un jeune producteur, Chris Blackwell, fondateur du label Island, qui voit en elle le trésor perdu.

Style très théâtral

Sorti en novembre 1979, Broken English inaugure les beaux disques d’automne de Marianne, des albums qui seront son épiphanie. Il y fait beau en même temps qu’il y pleut. C’est tout le charme étrange de cette œuvre, un récif baigné de soleil jamaïcain, fouetté par le vent et tenu dans un corset métallique. La jolie fée de As tears go by s’est effacée devant la tragédienne. « Ce qui était à l’origine la sonorité pure, féminine d’une chanteuse folk de la classe moyenne a été érodé par trop de whisky, de cigarettes, de déprimes, trop de pleurs, de désespoir… », écrit le grand critique Charles Shaar Murray dans le New Musical Express.

Son style très théâtral dépasse la musique. Personne n’ose malgré tout imaginer que la fleur fanée a encore du suc à donner, que de magnifiques réalisations vont venir, Vagabond Ways (1999), l’une de ses meilleurs créations produite par le sorcier canadien Daniel Lanois, avec la superbe composition de Roger Waters, Incarceration of a Flower Child, puis, en 2004, Before The Poison, entourée du florilège des artistes rock contemporains, PJ Harvey, Nick Cave et Damon Albarn, et où figure sa merveilleuse et romantique composition Crazy Love.

Qui aurait pu prédire qu’elle remonterait sur scène, et disperserait son aura au cinéma dans de fortes incarnations chez Patrice Chereau (Intimité) ou Sofia Coppola (la « mère » de Marie-Antoinette), et que sa fascination pour l’existentialisme bohème de Juliette Gréco et l’amour d’un producteur, François Ravard, la mèneraient en France.

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À Paris, elle se promenait dans les jardins du Luxembourg et rendait visite à son ami Étienne Daho. Quand nous la rencontrions, elle semblait toujours revenir du pays d’où l’on ne revient pas. Des overdoses au cancer, jusqu’à un « Covid long » qui la laissa presque aphone, elle côtoyait la mort depuis si longtemps. « On dit que l’amour, c’est pour toujours. Mais la vie dure-t-elle toujours ? », s’interrogeait-elle dans son joli livre Mémoires, rêves et réflexions. L’amour et la vie de Marianne se sont bien achevés un soir de janvier 2025. So long, madame Faithfull.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne