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"Réduite à l’insulte et à l’anathème, leur parole a renoncé au pouvoir de créer un temps de sereine négociation linguistique, seule capable d’éviter le passage à l’acte violent."
"Réduite à l’insulte et à l’anathème, leur parole a renoncé au pouvoir de créer un temps de sereine négociation linguistique, seule capable d’éviter le passage à l’acte violent."
© GAIZKA IROZ / AFP

Enseignante tuée à Saint-Jean-de-Luz : "Chaque agression célèbre silencieusement la défaite de la pensée"

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Si certains élèves passent à l’acte de plus en plus vite et de plus en plus fort, c’est parce que l’école comme la famille n’ont pas défendu avec suffisamment de conviction la vertu de rassemblement pacifique du langage, estime le linguiste Alain Bentolila, au sujet de l'enseignante tuée à coups de couteau par un élève à Saint-Jean-de-Luz le 22 février dernier.

Il entre dans la classe, se dirige vers sa professeure et, sans avoir prononcé un seul mot, il lui enfonce son couteau dans le sternum et la tue. Tous les professeurs agressés ne décèdent pas, fort heureusement, mais chaque agression célèbre silencieusement la défaite de la langue et celle de la pensée.

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Une partie importante des jeunes Français n’utilisent que quelques centaines de mots, quand il leur en faudrait plusieurs milliers pour tenter de construire un échange pacifique dans lequel seraient reconnues leurs différences et leurs divergences. S’expliquer leur paraît aussi difficile qu’incongru, argumenter leur est totalement étranger. Une partie de notre jeunesse souffre donc d’impuissance linguistique et a ainsi perdu cette capacité spécifiquement humaine d’inscrire pacifiquement sa pensée dans l’intelligence d’un autre par la force respectueuse des mots.

Formuler un désaccord

Réduite à l’insulte et à l’anathème, leur parole a renoncé au pouvoir de créer un temps de sereine négociation linguistique, seule capable d’éviter le passage à l’acte violent. Leur parole, devenue éruptive, n’est le plus souvent qu’un instrument d’interpellation brutale et d’invective qui banalise l’insulte et précipite le conflit plus qu’elle ne le diffère.

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Si certains élèves passent à l’acte de plus en plus vite et de plus en plus fort aujourd’hui, c’est parce que l’école comme la famille n’ont pas défendu avec suffisamment de conviction et… d’amour la vertu de rassemblement pacifique du langage. L’une comme l’autre ont oublié que cultiver la langue de leurs enfants et de leurs élèves et veiller à son efficacité et à sa précision permettait de mettre en mots leurs frustrations, de formuler leurs désaccords et… de retenir leurs coups. École et famille ont ainsi renoncé à ce que chacun puisse s’adresser au plus loin de lui-même à celui qu’il ne connaît pas, à celui qui ne lui ressemble pas, à celui qu’il… n’aime pas et à qui le lui rend bien.

Violence muette

La langue, qu’on leur a passée avec indifférence et négligence, ne leur permet pas de dénouer les incompréhensions, de jeter des ponts au-dessus des fossés culturels, sociaux et confessionnels qui les divisent : reconnaître leurs différences, les explorer ensemble, reconnaître leurs divergences, leurs oppositions, leurs haines et les analyser ensemble, ne jamais les édulcorer, ne jamais les banaliser, mais ne jamais leur permettre de mettre en cause leur commune humanité afin de résister à la « tentation délicieuse du meurtre ».

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L’impuissance linguistique a réduit certains jeunes à utiliser d’autres moyens que le langage pour imprimer leurs marques : ils altèrent, ils menacent, ils tuent parce qu’ils ne peuvent se résigner à ne laisser ici-bas aucune trace de leur éphémère existence. Leur violence s’est nourrie de l’impuissance à convaincre, de l’impossibilité d’expliquer, du dégoût d’eux-mêmes et de la peur des autres. Leur violence est d’autant plus incontrôlée, d’autant plus immédiate qu’elle est devenue muette. Un regard croisé peut aujourd’hui coûter la vie…

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne