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"Londres​​​​"​​​​, ou l’érotisme selon Céline

"Londres​​​​"​​​​, ou l’érotisme selon Céline

Le sexe et la guerre

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« Marianne »​​​​​ ​vous a conté les dessous polémiques de la publication de « Londres »​​​​​, de Céline. Cette fois, place au texte : dans les pas du personnage de Ferdinand, errant dans une capitale glauque où prostituées et maquereaux français se sont réfugiés pour échapper à la guerre. Le héros vit des amours compliquées avec Angèle, la régulière du major Purcell qui les entretient.

Érotisme ou pornographie ? Vieux débat, que Céline tranche vers le haut : les étreintes sont un mode de survie. Elles n’existent pas en soi, elles sont un effort désespéré pour échapper à la guerre, au souvenir lancinant de la guerre : Ferdinand, lourdement blessé, souffre d’acouphènes parfois insoutenables. Il s’agit donc d’échapper le temps d’une étreinte à la condition humaine, qui ramène à la mort. Qu’on en juge : « Je voulais tout lui faire moi aussi. Je voulais rentrer dans toute sa vie moi, jusque là où c’est l’origine de tout, où plus rien existe, plus la guerre, plus la peur de la guerre, plus l’oreille, plus les parents, plus Londres, plus rien que la joie, de tout vivre comme un filament d’ampoule. Je croyais que Purcell il allait jusque-là lui dans son cul à elle. Je voulais tout lui faire moi. J’ai bien déliré. Ça lui plaisait la garce. Et c’est tout le contraire qu’on devait faire. J’aurais dû vachement la dérouiller à ce moment-là. Je l’aurais sauvée. Le cul des femmes c’est comme le ciel, ni commencement ni fin. »

Oubliez le jeune vieillard voûté de la fin, le misanthrope de Meudon, vêtu de chandails tristes. Céline en 1915 est un beau gosse mince, au regard clair, la coqueluche de ces dames. Londres est le brouillon d’un roman de la chair en instance de décomposition.

« L'origine de tout »

Ces années 1930 voient deux écrivains majeurs de l’érotisme éclore à peu de distance, sans se connaître. À Montparnasse, Henry Miller rédige le Tropique du Capricorne, matrice de ce qui deviendra, après-guerre, La Crucifixion en rose, qui vient de reparaître dans une nouvelle traduction. Récit de la relation triangulaire avec Anaïs Nin et June Miller, son épouse et sa muse et son grain de folie, Mona dans La Crucifixion. Céline alors est à Bezons, où il exerce la médecine et va rédiger le Voyage au bout de la nuit. C’est un médecin de Londres, Yugenbitz, qui a suscité sa vocation. Un Juif dont Céline fait un portrait enthousiaste, qui l’initie aux soins et à la mort des enfants : déjà se profile, dans ce gosse qui tousse et qui en meurt, le petit Bébert du Voyage.

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On aura remarqué, dans le court passage cité ci-dessus, cette périphrase, « là où c’est l’origine de tout ». Comment ne pas penser au tableau de Courbet, L’Origine du monde ? Peu de chance que Céline ait connu cette œuvre, achetée en 1913 à la galerie Bernheim-Jeune par le collectionneur hongrois François de Hatvany, bien avant que la toile n’entre chez Jacques Lacan. Londres est l’origine du texte célinien. On en retrouvera des traces entre autres dans Casse-pipe. Dans le sexe d'Angèle, Ferdinand lit un univers entier — le sien. Du cul d’Angèle (on sodomise beaucoup dans ce récit d’apocalypse pluvieuse), Céline tire la matière de son œuvre : nous sommes, pauvres humains qui ne sommes pas frères, le produit compliqué d’un con baveux et d’un cul boueux. La scatologie n’est pas une déviation, c’est le fond même de l’existence humaine. C’est l’accès à la nuit. Le rectum est la version célinienne du gouffre pascalien.

Ténèbres

Parce qu’il n’y a pas de rédemption. « Le cul des femmes c’est comme le ciel, ni commencement ni fin » : le ciel fumeux de Londres, c’est nuit et brouillard sur la condition humaine. On croyait lire un récit pornographique, c’est de métaphysique qu’il est question. Miller participe, un cran plus bas, à la même quête du sens et du non-sens.

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Londres est plus qu’un brouillon. D’ailleurs, le texte qui nous est parvenu, au moins dans ses deux premières parties, est un texte corrigé, en quelque sorte achevé. Non une catharsis, mais une plongée dans l’horreur simple de la vie ordinaire. Le bordel de Soho où se passe l’essentiel du livre est plus qu’un symbole de l’existence crapouilleuse des hommes : il est la représentation architecturale de cette origine qui hante Céline, qu‘il traquera de femme en femme, de misère en misère, à Londres comme en Afrique où il part à la fin du livre et où , comme Conrad, il trouvera l’horreur, au cœur des ténèbres. Jusqu’à ce qu’il en fasse la texture même de son œuvre.

Céline, Londres Gallimard, septembre 2022, 558 p., 24 €

Et Henry Miller, Sexus, premier volet de La Crucifixion en rose, trad. nouvelle de Charles Belmont, Barillat, novembre 2022, 519 p., 25 €.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne