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Art de vivre
Vivre et penser comme Monique Lévi-Strauss
Photo prise le 30 mars 2005 de Claude Lévi-Strauss aux côtés de sa femme, Monique.
© Photo by PASCAL PAVANI / AFP

Vivre et penser comme Monique Lévi-Strauss

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Cette grande dame, fraîche comme une ado de 17 ans, ne se lamente jamais, ne prend pas d’anxiolytiques et ne regrette rien. Épouse du célèbre anthropologue, elle offre aux générations paumées d’aujourd’hui – les nouvelles comme les anciennes – une leçon d’élégance et de bonheur de vivre. « Marianne » l’a rencontrée.

À 95 ans, cette éternelle adolescente conduit toujours sa voiture, voyage, cuisine, s’intéresse aux autres, répond à des interviews en allemand, expertise des cachemires pour l’hôtel Drouot, aime les romans de Houellebecq et aide ses petits-enfants à organiser des boums géantes pour 100 personnes. Sa joie de vivre est celle d’une rescapée qui a vécu la peur au quotidien, dans l’Allemagne du IIIe Reich : « Quand on a échappé à la Gestapo, aux fours crématoires et aux bombardements alliés qui s’abattaient sur nous chaque soir, la vie paraît un cadeau ! » Après avoir partagé de 1951 à 2009 la vie du grand ethnologue (ils se sont rencontrés chez Jacques Lacan), dont elle relisait les manuscrits pendant qu’il s’adonnait aux petits travaux de plomberie et d’électricité, Monique Lévi-Strauss s’est fait connaître du public par un livre de référence sur les cachemires (Cachemires. La création française 1800-1880, La Martinière), ainsi qu’une autobiographie, Une enfance dans la gueule du loup parue aux éditions du Seuil en 2014. Aux jeunes d’aujourd’hui accros à la consommation, qui ne rêvent que de vacances, de rente ou de fortune facilement obtenue, elle dit ce qu’elle a toujours inculqué à ses propres enfants : « Le travail n’est pas une punition ! »

Assumer les tragédies de la vie

De 1939 à 1945, Monique Lévi-Strauss et sa famille ont passé six terrifiantes années en Allemagne, entraînées par un père qui venait d'y accepter un poste d’ingénieur conseil. La peur d’être dénoncée (sa mère est juive) a marqué la petite fille pour le reste de sa vie et lui a enseigné qu’elle ne devait compter que sur elle-même pour s’en sortir. « Le piège s’est refermé sur nous. J’ai compris que mes parents étaient irresponsables et que je devais piloter ma vie moi-même pour survivre. » Soixante-dix ans plus tard, elle raconte ces « souvenirs décharnés » dans son autobiographie passionnante, dénuée de pathos et de rancœur : « Tous les Allemands que j’ai connus n’étaient pas nazis. Beaucoup de mes professeurs et de mes copains de classe au collège étaient des gens cultivés qui détestaient le régime hitlérien. Les Allemands d’aujourd’hui qui n’ont pas connu cette époque pensent que leurs grands-parents étaient tous coupables : c’est totalement faux. »

Se créer un “cocon d’harmonie”

Importance du chez-soi. Rien d’éthéré chez deux êtres qui se consacrent aux choses de l’esprit. Dans le documentaire produit et réalisé par Valérie Solvit, Monique Lévi-Strauss, une femme dans le siècle (projeté au Collège de France en 2019), on découvre l’intimité d’un couple d’intellectuels aimant vivre au milieu de meubles anciens, de tapis, de rideaux et d’objets acquis au fil du temps. « Quand Claude écrivait dans son bureau, il avait toujours les yeux fixés sur une grande thangka, une peinture népalaise de deux mètres de haut figurant une divinité hermaphrodite. Il y avait un dialogue silencieux entre eux. Il m’a offert de nombreuses estampes japonaises que j’ai conservées. Avec le temps, nous nous sommes ainsi créé un cocon de beauté et d’harmonie où l’ancien domine. Mais j’admire aussi beaucoup les tissages de l’artiste américaine Sheila Hicks, sur qui j’ai écrit mon premier livre, en 1973. »

Se meubler quand on n’a pas un rond

Dans les années 1950, Monique et Claude Lévi-Strauss n’ont pas beaucoup d’argent. Pour s’équiper, ils font les puces de Saint-Ouen ou vont à l’hôtel Drouot, où ils retrouvent leurs amis André Breton et Max Ernst, férus d’antiquités. À l’époque, on trouve à même le sol des merveilles qui ne coûtent rien : des vases de Gallé, des porcelaines du XVIIIe siècle, des cachemires… « L'arrière-grand-père de mon mari avait été antiquaire, Claude connaissait parfaitement le milieu et ses rouages. Il savait qu’il y a des cycles et que les Français adorent jeter ce qu’ils ont adoré : c’est toujours le cas ! Ainsi m’a-t-il appris à dresser mon œil et à dénicher des objets qui valaient très cher il y a cinquante ans mais que l’on trouve pour une bouchée de pain aujourd’hui. » Xavier de Clerval, l’un de nos meilleurs experts en mobilier et objets d’art des XVIIe et XVIIIe siècles, nous le confirme : « Dans l’ancien, il y a des cycles. Aujourd’hui, nous sommes dans le cycle le plus bas, ce qui signifie que les prix remonteront peu à peu. Il y a trente-cinq ans, certaines pièces Louis XV et Louis XVI étaient vendus 60 000, 70 000 et même 80 000 francs ! Aujourd’hui, les mêmes sont très accessibles. » Les jeunes qui démarrent peuvent ainsi acquérir chez des antiquaires ou dans des ventes aux enchères des meubles qui ont une âme et veilleront à leurs côtés une vie entière : un secrétaire Louis XVI à abattant en noyer (800 €) ; un fauteuil cabriolet Louis XV ou un canapé Louis XVI (300 €)… Tout récemment, une belle commode régionale à restaurer a été adjugée 150 € et une armoire Louis XIII… 30 € !

Se mettre au vert pour se ressourcer

Pendant la Seconde Guerre mondiale, Claude Lévi-Strauss vivait à New York. Nostalgique de la France, il se met à étudier ses cartes géographiques. Ainsi découvre-t-il, dans l’extrémité nord de la Bourgogne, sur le plateau de Langres, le coin… le moins peuplé de l’Hexagone ! Un vrai paradis ! En 1954, Monique et lui explorent ce pays à la recherche d’une maison de campagne et y découvrent un pavillon de chasse Napoléon III entouré d’un immense parc… « Quand j’ai vu cette maison, je l’ai trouvée trop bourgeoise pour nous. Mais j’ai été conquise par la beauté du parc, ses arbres centenaires, sa rivière et ses petits ponts de bois. Aujourd’hui encore, il n’y a personne à des kilomètres à la ronde, et il faut rouler longtemps pour faire ses courses. La solitude et la tranquillité sont primordiales. Je comprends que beaucoup de gens éprouvent le besoin de fuir la ville. »

>> Les trésors du pays de langres

Langres est la plus belle ville fortifiée de France. Elle donne sur le Parc national de forêts, une réserve protégée de forêts de feuillus parcourue par d’innombrables cours d’eau très purs. Le pays de Langres est aussi réputé pour ses quatre lacs (visibles des remparts) qu’il faut partir explorer à vélo et dans lesquels on peut se baigner, pêcher et s’adonner aux sports nautiques.

- L’abbaye cistercienne d’Auberive fondée en 1135 par saint Bernard, est une merveille qui a été reconstruite au XVIIIe siècle et dans laquelle fut emprisonnée Louise Michel après la Commune. Elle abrite aujourd’hui un centre d’art contemporain. abbaye-auberive.com/centre-art-contemporain

- Le langres, un délicieux fromage artisanal à la belle couleur jaune-ocre qui ressemble à l’époisses (en moins fort). On le trouve à la fromagerie Germain, à Vaux-sous-Aubigny, spécialiste des fromages AOP, entièrement consacrée aux fromages de Bourgogne (fromagerie-germain.com). À Paris, Monique se fournit à la fromagerie La Fontaine, créée en 1890, 75, rue Jean de La Fontaine, dans le XVIe arrondissement, reprise en 2018 par Clara, une jeune ex-start-upeuse. Saint-nectaire également exceptionnel.

Être solidaire des gens du coin

Dans ce pays rude et sauvage, Monique et Claude se font apiculteurs et récoltent jusqu’à 100 kg de miel par an ! Ils font aussi l’expérience de la solidarité avec les paysans, surtout quand la neige bloque tout et empêche les voitures de circuler… « Dans les années 1960, la solitude n’empêchait pas qu’il y eût une énorme solidarité avec les fermiers du coin. Quand quelqu’un avait besoin de médicaments, on allait en ville les lui chercher, il fallait parfois rouler 80 km. J’étais la seule femme à conduire, on me regardait comme une extraterrestre ! Pour l’approvisionnement, il y avait des marchands ambulants qui venaient chaque semaine dans leur camionnette et vendaient un peu de tout, de la Vache qui rit, des soutiens-gorge, c’était un petit événement ! »

cuisiner au quotidien

Depuis la fin des années 1960 et le salariat généralisé, la cuisine est devenue une corvée dont il faut se débarrasser au plus vite, la remplaçant par un gavage passif : on se fait livrer une pizza, on dîne au resto, on achète des surgelés… Pour l’épouse de l’anthropologue, au contraire, la cuisine joue un rôle essentiel. « C’est un mode de vie en commun extrêmement fort et important, un lien entre les gens. La cuisine que vous faites pour ceux que vous aimez a de grands retentissements sur eux… Renoncer à cela, c’est se priver d’une source de bonheur. La cuisine, c’est de l’amour : il n’y a pas que les rapports sexuels, il y a aussi les rapports nutritionnels ! Claude était un fin gourmet, et la nourriture l’intéressait énormément. Il a beaucoup écrit sur les saveurs : le cru et le cuit, le rôti et le bouilli, qu’il classait et opposait. Pour lui, la cuisine était au coeur de la culture. Il adorait tous les abats, les pieds de porc panés notamment. Quand je faisais un gâteau, il venait m’observer en silence, j’avais l’impression d’être un Indien jivaro ! »

Vivre à deux en se soutenant et en se respectant

Monique et Claude étaient complices et complémentaires. Alors que près de 50% des mariages actuels échouent en divorce, le témoignage de Monique vaut son pesant d’or… « Chacun savait que l’autre avait un domaine où il en savait plus. Moi, c’était l’allemand, que je parlais, que je lisais et que j’écrivais. Comme Claude avait une passion pour Wagner, je lui ai traduit tous ses opéras, mot à mot, en lui montrant le sens caché de certaines expressions allemandes… Il en était ravi ! Pour qu’un couple tienne et dure, il faut s’intéresser au travail de l’autre, s’y plonger et comprendre qu’il a son propre rythme, et que parfois il doit ne penser qu’à cela, sinon, il y aura du tirage et ça risque de mal finir ! »

Etre toujours bien coiffée et lire trois heures chaque matin

Le matin, Monique se lève à 6 ou 7 heures, petit-déjeune et lit deux ou trois heures de suite, car le cerveau est très frais à ce moment de la journée… « Le plus important à mon âge, c’est d’être bien coiffée ! Les rides ne me gênent pas, les femmes qui se sont offert un lifting ressemblent à des momies, elles ne sourient plus. J’ai la chance d’avoir un coiffeur qui est un artiste, Christopher. J’allais le voir dans son salon de la rue de Longchamp mais il a pris sa retraite. Heureusement, il vient chez moi me laver les cheveux (sans les teindre) et me les couper. Je lui en suis très reconnaissante. »

Lire et aimer houellebecq

Monique Lévi-Strauss ne passe pas son temps à relire Balzac ou Proust, elle s’intéresse aux écrivains vivants, en particulier Michel Houellebecq. « Les trois quarts de ce qu’il écrit évoque chez moi des scènes réelles auxquelles j’ai assisté. Il met le doigt sur ce que j’ai ressenti moi-même, relève ce qui est incongru dans notre quotidien. C’est ça que j’aime chez lui : l’incongru ! C’est un écrivain de notre époque et qui restera, j’en suis sûre. Mon mari aimait bien aussi lire ses livres, il lui a écrit pour le lui dire. »

Ignorer la nostalgie, courir les expos

Claude Lévi-Strauss déplorait la « monoculture universelle vers laquelle nous nous dirigeons » et, dans l’un de ses derniers entretiens, lâchait : « Ce n’est pas un monde que j’aime. » Il n’en va pas de même pour Monique, qui vit à Paris, dans le quartier de Passy, depuis 1927 ! À l’époque, c’était encore quasiment la campagne, il y avait des fermes rue Raynouard et l’on voyait les maraîchers partir aux Halles avec leurs charrettes. Ce peuple de Paris a disparu, avec son accent, son argot, sa fierté et sa bonne humeur. Mais pour Monique, « nous ne sommes pas sur terre pour regretter quoi que ce soit ». Elle continue de s’émerveiller en parcourant la capitale. « Il y a au moins trois lieux que j’ai toujours aimés passionnément. D’abord, le jardin de Bagatelle, créé en 1775 au cœur du Bois de Boulogne, où j’ai promené tous mes enfants et petits-enfants. Ensuite, l'Opéra comique, où j’ai vu la Callas chanter Norma, de Bellini (chaque fois que j’écoute cet opéra, je chiale !). J’aime aussi beaucoup le musée Galliera, où j’ai exposé deux fois des collections de cachemires. L’exposition actuelle sur les 100 ans du journal Vogue Paris est prodigieuse, je la conseille à vos lecteurs. » À l’heure du tout numérique, quel bonheur de découvrir ce magazine papier, avec son épaisseur, son odeur, présenté comme un objet de luxe à travers ses 1 007 couvertures ! Vogue Paris a incarné l’élégance parisienne, immortalisée par les plus grands photographes : Lartigue, Doisneau, Newton, Klein, Bourdin et Sieff… Il fut de surcroît une équipe collégiale réunissant des couturiers, des dessinateurs, des mannequins, mais aussi des écrivains de premier plan, comme Mauriac, Sagan ou Genet !

Billet unique pour 2 expositions (« Vogue Paris 1920-2020 » + « Une histoire de la mode ») : 14 € (tarif plein), 12 € (tarif réduit), gratuit pour les moins de 18 ans. palaisgalliera.paris.fr

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne