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Second tour : pour éviter le chaos, il faut une révolution démocratique
Selon toute vraisemblance, Emmanuel Macron sera réélu. Parce que nombre de Français ont encore quelque chose à perdre. Et parce que les autres, même quand ils refusent l’injonction comminatoire à « faire barrage », n’adhèrent pas à l’offre qui leur est faite.
Hannah Assouline

Second tour : pour éviter le chaos, il faut une révolution démocratique

Édito

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Selon toute vraisemblance, Emmanuel Macron sera réélu. Parce que nombre de Français ont encore quelque chose à perdre. Et parce que les autres, même quand ils refusent l’injonction comminatoire à « faire barrage », n’adhèrent pas à l’offre qui leur est faite. Mais la nouvelle pantomime quinquennale laissera des traces. Et, le 25 avril, rien ne sera réglé...

Depuis cinq ans, ils nous promettent cette affiche. Depuis cinq ans, tout est fait pour nous expliquer qu’il n’y a pas d’alternative. 80 % des Français disaient ne pas en vouloir ? Aucune importance ! Ce qui était ne pouvait pas ne pas être. Quand la fatalité remplace la politique, qui est son exact contraire. Depuis cinq ans, Marianne s’est employé, avec ferveur, avec rigueur, avec acharnement, à produire les analyses, à déployer les raisonnements, à élaborer les propositions qui pouvaient permettre de faire surgir autre chose. Autre chose qui ne soit ni démagogue, ni identitaire, ni pro, ni antisystème, mais simplement républicain. Allant dans le sens du bien commun, de la perpétuation de la France et de la recherche du progrès. Dans le sens, surtout, de la volonté des citoyens.

Mais non. Nous nous retrouvons face à cette alternative. Macron-Le Pen. Le Pen-Macron. Et, comme c’est désormais l’usage, sommés de faire barrage au danger fasciste et de débusquer les tièdes ou les hésitants. Une pantomime quinquennale chaque fois moins efficace et plus absurde. Les choses, pourtant, ne se jouent pas de cette façon. Et si les habituels représentants du cercle de la raison jouent à se faire peur, c’est parce qu’ils ont bien compris que le diable ne suffit plus à tenir les mécréants. Le nombre grossit chaque fois, de ceux qui se disent qu’ils pourraient bien le tenter, ce diable. Ou que, si d’autres le font, eh bien, ce sera à la grâce de Dieu. Bien sûr, le risque est infime. Il est des vieux réflexes, une sorte de raison suprême qui se manifeste dans la solitude de l’isoloir et qui permet, au moment où l’on se retrouve seul face à sa conscience, de refuser le saut dans le vide. C’est tout l’intérêt des rituels. Ils encadrent les pulsions.

« Aucune proposition cohérente ne permettait de fédérer ce mécontentement autour d’une vision commune, aboutie, raisonnable. »

Pourtant, le rôle d’un journal n’est pas de donner des leçons de morale. Il est de décrire le réel, le plus honnêtement possible. Dans sa totalité. Dans sa complexité. Et de dire à ses lecteurs ce qui parfois les dérange ou les heurte. Ce réel, c’est celui que nous avons mis en lumière depuis cinq ans, en alertant sur la dérive oligarchique d’une démocratie malade, aux institutions déséquilibrées, au système éducatif inégalitaire et inefficace, qui condamne les plus pauvres à voir leurs enfants demeurer au bas de l’échelle sociale et les représentants n’être sélectionnés que dans les couches ­supérieures, dans une nouvelle forme de lutte des classes. Nous avons pointé l’aveuglement d’une technocratie pénétrée de son sentiment de supériorité au point de considérer que son rôle consiste à faire le bonheur du peuple malgré lui, contre lui.

Quel choix le 24 avril ?

Nous avons alerté sur le sentiment d’abandon de tous ceux qui ont subi une désindustrialisation violente, qui ont vu leur ville s’appauvrir, se vider de ses forces vives, puis de ses commerces, enfin de ses services publics. Nous avons tenté de faire entendre qu’une autre politique était possible, faite d’investissement, de planification sur les enjeux stratégiques, de rétablissement d’une concurrence loyale et régulée. Nous avons vu la colère monter. Une colère qui vient de loin. Qui s’était fait entendre en 2005, puis de façon sporadique, chaque fois un peu plus fort. Elle a explosé avec les « gilets jaunes ». Puis elle est retombée, mais elle est là. Elle se manifeste parfois dans sa forme la plus effrayante, la plus dégradée : la haine, le ressentiment. Souvent dans sa forme la plus légitime : la revendication démocratique.

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Cette colère est là, plus que jamais, dans le vote du 10 avril. Si l’on fait le compte de tous ceux qui, à travers l’abstention comme à travers le vote pour un candidat ou un autre, ont exprimé leur refus du système tel qu’il est et leur volonté de voir un changement radical, on dépasse largement la moitié du corps électoral. Sauf qu’aucune proposition cohérente ne permettait de fédérer ce mécontentement autour d’une vision commune, aboutie, raisonnable. D’où la configuration de ce second tour (et tous ceux qui considèrent qu’une candidature communiste ou écologiste aurait « empêché » Jean-Luc Mélenchon d’accéder au second tour oublient que ses efforts pour capter une clientèle électorale et flatter le gauchisme culturel des transfuges du NPA avaient déjà fait fuir une part de son électorat de 2017).

Reste la question centrale : de quelle nature est le choix qui s’impose à nous ? Quels sont les enjeux auxquels devra faire face celui qui sera élu dimanche 24 avril ? Voilà des mois qu’à longueur d’enquêtes Marianne dresse avec le plus d’exactitude possible le portrait de ce pays dont les élites ont oublié que la souveraineté n’est pas une lubie de réactionnaires recroquevillés mais la condition de l’indépendance de la nation et de la liberté de ses citoyens. Que la protection n’est pas une exigence de gens apeurés et incapables de s’ouvrir aux vents de la modernité mais le premier devoir de l’État, ce qui justifie son existence.

Pas si simple

Encore faut-il en tirer des conclusions concrètes, en termes de politiques à mener, de mesures à mettre en œuvre. Mais pas seulement. Les positions d’Emmanuel Macron au cours de son premier quinquennat ont pour le moins fluctué. Et la campagne fantôme qu’il a menée l’a vu multiplier l’usage de ces mots, « souveraineté », « protection », « réindustrialisation »… en une triangulation dont il a le secret, et sans que jamais on ne puisse déterminer si, réellement, il a trouvé son chemin de Damas. Or, pour mener une politique qui déplaît à des intérêts puissants, il faut une conviction profonde, chevillée au corps. La réindustrialisation, la régulation et la planification écologique ne sont pas des hochets pour électeurs hésitants.

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Marine Le Pen, quant à elle, s’est fait fort de gommer la mémoire de son parti, autant que les positions politiques de son père. Et, soyons honnêtes, au milieu d’éléments inacceptables ou de pétitions de principe parfaitement caricaturales, il y a dans son programme des choses qui semblent sortir tout droit des articles que Marianne écrit depuis vingt-cinq ans. Sur l’aménagement du territoire, sur les services publics, sur la nécessaire relocalisation de l’économie, sur la régulation face au laisser-faire et au règne des flux… Non, Marine Le Pen, pas plus que les huit millions cent trente-trois mille Français qui ont voté pour elle, n’est fasciste et n’envisage de renverser la République.

Cependant, et cela aussi nous l’écrivons depuis longtemps, il ne suffit pas de claquer des doigts pour plier un pays à une volonté simpliste ; il ne suffit pas de rembobiner le film pour que la France retrouve son lustre et sa puissance. Un exemple ? On peut estimer que la décision de Nicolas Sarkozy de faire rentrer la France dans le commandement intégré de l’Otan relevait d’un atlantisme aveugle qui contribuait à priver la France de sa voix originale dans le monde. Pour autant, ressortir aujourd’hui de ce commandement intégré priverait l’armée française du soutien, absolument nécessaire, du renseignement américain, alors même que nos forces payent le prix de décennies de sous-investissement. Et c’est la raison pour laquelle les militaires français y sont opposés. De même, on peut parfaitement analyser le coût effroyable de l’euro pour l’économie française sans pour autant s’imaginer qu’une sortie de la monnaie unique (que d’ailleurs ­Marine Le Pen a abandonnée) aboutirait à autre chose qu’à une fuite des capitaux et à un coût économique catastrophique.

Et après le 25 avril ?

Soyons lucides. L’arrivée au pouvoir d’un parti dont une part des militants applaudissait aux saillies racistes et aux positions identitaires de Jean-Marie Le Pen réveillerait dans tout le pays des forces aujourd’hui étouffées. Certains se lâcheraient. Et les autres, en face, s’autoriseraient tout en se prenant pour Jean Moulin. Au-delà même de la politique qui serait menée (si tant est que la haute administration ne prenne immédiatement la main sur un personnel politique inexpérimenté et impréparé, l’empêchant de toute façon de répondre aux aspirations, même légitimes, de ses électeurs), le climat de revanche et de guerre civile qui s’installerait aussitôt, comme la fragilisation de l’économie par une déstabilisation des marchés et un renchérissement des taux directeurs, comme enfin la mise au ban du pays par une communauté internationale occupée à préserver ce système dont elle est l’assurance vie, plongerait la France dans un chaos que seuls peuvent souhaiter les nihilistes et les adeptes de la politique du pire. Les autres s’y abandonneront par désespoir ou par colère. Et ceux-là sont profondément respectables. Mais c’est bien parce que, depuis trente ans, rien d’autre ne leur est proposé que la reconduction d’un système pour lequel ils n’ont pas voté et qui joue contre eux qu’ils se retrouvent dans cette situation.

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Selon toute vraisemblance, Emmanuel Macron sera réélu. Parce que nombre de Français ont encore quelque chose à perdre. Et parce que les autres, même quand ils refusent l’injonction comminatoire à « faire barrage », n’adhèrent pas à l’offre qui leur est faite. Mais la nouvelle pantomime quinquennale laissera des traces. Et, le 25 avril, rien ne sera réglé. La réalité perdurera, d’une démocratie dégradée, dans laquelle la volonté du peuple est entravée par l’instrumentalisation de l’État de droit et par la pression oligarchique. L’angoisse demeurera, pour une majorité de Français, de voir leurs enfants vivre moins bien qu’eux et les valeurs en lesquelles ils croient diluées dans la globalisation. Pour éviter le chaos, il faut aussi entendre ce qu’auront dit les citoyens français, ce qu’ils disent avec constance, et pour l’instant avec patience. Pour éviter le chaos, il faut une révolution, mais démocratique et raisonnable.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne